La troisième image est confuse. Juste un avant-bras, une peau distendue, un muscle fatigué qui commence à pendre et le beau bracelet d’émeraudes dont Furtwängler a conservé un souvenir très précis. Ce bijou lui avait laissé une griffure sur l’épaule, une nuit qu’ils faisaient l’amour dans un hôtel de Leipzig. Il avait crié, sur le coup. Christa avait éclaté de rire.
— Pourquoi gardes-tu ce satané bracelet ?
— Je n’aime pas être complètement nue.
Pourquoi cette photo ? Furtwängler la détaille, sa vue a faibli. Au-dessus du bijou, il y a comme un tatouage, un dessin à la va-vite. Des numéros à l’encre grise, presque effacés.
Le jour où on l’a tatouée.
41
Sur le pont qui enjambe le Rhin, le train avance lentement, incertain sur ses essieux. On vient de quitter Strasbourg, dans quelques minutes, Rodolphe sera dans son pays natal. Comment l’aimer ? Après l’exclusion. La relégation. Il ne sait plus. Ce n’est pas de la haine qu’il ressent, plutôt de la colère, sourde et tenace. Et muette, depuis ses treize ans.
Un vent de mort souffle encore sur cette terre grasse. La guerre a jeté une ombre tenace par-dessus les villes et les hommes.
— Je n’aime plus l’Allemagne, répète souvent Christa. Je n’ai plus de patrie.
Elle se ment mais tôt ou tard on finit par croire ses mensonges. Et voilà que son fils s’apprête à y retourner, dans cette ancienne patrie, seul, des souvenirs mauvais plein la tête. Et des questions, pareilles à des torpilles.
Le fleuve scintille au soleil, des péniches lourdes remontent le courant en turbinant l’eau grise. Des pans de murs de Kehl, sur l’autre rive, ont croulé sur le rivage, une église est effondrée. D’énormes bras mécaniques armés de pelles aux dents féroces chargent sur des barges les décombres de la guerre.
Le pays tout entier reconstruit et achève de bousiller ce qui ne se relèvera jamais. L’immense chantier détruit, efface, empile, refait à neuf. C’est comme ça depuis la fin de la guerre. On se déterre avec un orgueil rentré, la main sur un cœur douloureux, un faux acte de contrition.
Passé le Rhin, des bidasses français jettent le sac sur l’épaule et fixent le ballast crasseux qui défile. Ils vont descendre à Kehl. Cette portion d’Allemagne est en territoire français depuis la fin de la guerre. Les contrôles des autorités y sont tatillons, l’armée française est partout. Les flics aussi. Des types malins qui regardent chacun avec l’œil du soupçon.
— Papiers, s’il vous plaît.
Rodolphe présente son passeport. Le regard du policier l’angoisse. Il en a toujours été ainsi, avec la police, en Allemagne et du temps de Vichy. Cette façon froide qu’ont les flics de poser les yeux sur son visage lui fait croire qu’il a forcément quelque chose à se reprocher. Une culpabilité lancinante que rien n’efface.
— Tout est en règle, merci, monsieur.
Après Kehl, la voie traverse des champs plats. Des chemins quadrillent le paysage. De gros tracteurs retournent la terre, poursuivis par des corneilles qui cherchent leur vie dans les sillons. Au loin, les bois qui coiffent les collines font des touches rouges et jaunes sur le décor. Le pays se déplume déjà, las de l’été.
Le train ralentit. La locomotive siffle une dernière fois. Prochain arrêt : Baden-Baden, un nom qui ne fera jamais rêver qui que ce soit. Une ville morne et retapée. La France y a foutu toute une garnison et des camions et des tanks. Le seuil d’un monde éreinté pour celui qui débarque.
Dans l’unique gare de voyageurs, des hommes en uniformes français se croisent et se décroisent, comme les triolets lents et lourds d’une marche. Un type à calot, fringant, tue le temps, le visage las, une mauvaise valise en carton entre les jambes. La guerre s’est arrêtée ici depuis presque dix ans.
La porte du wagon s’ouvre sur le marchepied. Rodolphe hésite. Un quai, des bruits métalliques et des sifflets, des éclats de voix dans sa langue maternelle, pareils à ceux de 1938. Il descend et observe un instant le monde banal qui l’entoure, cherchant ses marques, ses repères enfouis. Plus rien de ce qu’il a été ne se devine dans ce hall froid.
Un taxi doit l’emmener à Ebersteinburg, une petite ville toute proche, presque une banlieue, mignonne, un peu chic, nichée entre des monts modestes. C’est là que Furtwängler se repose. Dans la vallée des rivières Murg et Oos, précise le
Le taxi le dépose devant un hôtel aux allures de chalet. Les volets verts n’ont pas été repeints depuis longtemps. Le confort est correct.