Rodolphe tente de rafistoler sa vie. Être, c’est avoir un passé, des pans de mémoire, un quai où revenir s’amarrer. Il ne dort plus très bien. Il perd pied, cherche son talent. Ne le trouve plus. Le destin lui sourit, sans le rendre vraiment heureux. Il s’en prend à sa mère.
— Tu m’avais promis que, à ma majorité, tu me dirais le nom de mon père. Je suis majeur depuis des années. Pourquoi ne pas me le dire, à présent ?
Le regard de Christa se radoucit, elle pose ses mains diaphanes sur ses genoux. Les veines palpitent à ses tempes, bleues sous la peau de parchemin. Elle donne l’impression de vouloir parler mais sa bouche se déforme comme pour retenir un cri. Tout est noué en elle.
— C’est aussi peu avouable que ça ? ricane amèrement Rodolphe. Je suis fils d’un salaud, c’est ça ? De Hitler lui-même ?
Christa tourne la tête vers la fenêtre. Que regarde-t-elle, en fixant ses yeux sur la rue qui s’agite.
— Si tu savais combien c’est dur d’être le fils de personne ! Combien de fois m’a-t-on demandé pourquoi je porte le même nom que ma mère ? Pendant les récréations, dans cette maudite école de Wilhelmstrasse, les petits copains se moquaient de moi. J’étais l’enfant naturel, le bâtard. Celui qu’une salope a eu en couchant avec le premier venu.
Rodolphe ne peut retenir ses larmes. Il pleure davantage de rage que d’avoir essayé de blesser sa mère.
— Je t’en supplie, Maman. Tu avais promis… À la majorité. Pourquoi ne parles-tu pas ?
Rodolphe saisit la petite tête sculptée qu’il a posée sur le piano.
— Qui es-tu ? questionne-t-il en portant le buste à hauteur de ses yeux. Un grand monsieur ? Un type bien ? Ou un misérable salopard qui ne mérite même pas de connaître sa progéniture ? Nous en avons une collection, de ceux-là, dans notre pays.
Il repose la tête d’un geste affectueux, à côté du métronome en forme de pyramide.
— Non, tu es celui que j’ai inventé et tu es le meilleur des pères. Au fond, ce n’est peut-être pas plus mal que je ne sache pas.
Christa quitte son fauteuil et marche, voûtée, jusqu’à la fenêtre, écarte le rideau et observe la rue de Vaugirard qui gronde, quatre étages plus bas.
— La vie a tellement passé vite, dit-elle d’une voix sèche. Quel âge as-tu aujourd’hui ?
Ses yeux fatigués s’agitent et fouillent la rue, à la recherche d’un détail invisible. Sa silhouette sombre et décharnée se découpe dans le rectangle de lumière grise.
— Je me souviens du jour où on s’est installés ici, murmure-t-elle. Peu de temps après ta naissance… Je ne voulais pas aller vivre dans ces villas loin de tout, être la voisine d’artistes et de millionnaires. Je voulais être au cœur de mon Berlin, près des rues où j’ai grandi. Je suis une fille du peuple, moi. Mais bon, on ne peut tout de même pas habiter Alexanderplatz.
— Nous sommes à Paris, Maman. Depuis presque vingt ans.
Elle se rassoit. Rodolphe n’ose pas l’approcher. La conscience de Christa vacille.
— C’est étrange comme je me suis sentie tirée vers l’avant sans savoir où j’allais. Nous sommes bien, ici, on va y rester. Le Staatsoper est à deux pas. Parfois j’y vais à pied, tu sais. Cela me détend avant les répétitions. En ce moment, on donne
— Je sais tout cela, Maman, mais aujourd’hui nous vivons à Paris.
Elle se retourne, le visage chiffonné, les yeux rouges.
— Paris est une vieille salope. Je n’ai jamais aimé cette ville. Tout y est faux et les orchestres sont médiocres. Rien à en tirer.
— Tu es venue chanter à Paris ?
— Bien sûr, dans leur théâtre. Le Palais-Garnier, comme ils l’appellent. Un palais, tu te rends compte ! Tout est surfait dans cette ville. Je préfère de loin la noblesse sobre de nos salles ou le merveilleux italien. Paris, je ne pourrais pas y vivre trois jours.
Elle s’avance, tâtonne autour d’elle, comme une aveugle. Elle trouve le siège du fauteuil, en suit les courbes sculptées et s’assoit. Rodolphe retient ses larmes, sa gorge est nouée.
— Où sommes-nous ? murmure-t-elle. C’est étrange, cette lumière et ce bruit dans la rue. Berlin a changé avec toutes ses années.
Ce soir-là, Christa s’endort de bonne heure. Rodolphe reste de longues heures devant son piano, hébété.
Le lendemain, elle se lève comme si rien ne s’était passé. Rodolphe est allé consulter un ami psychiatre.
— Ce sont des sortes de crises d’amnésie, dit le médecin. Des moments où le réel se mêle à un monde fantasmé. Le choc de Birkenau, je pense. On mesure mal les ravages que cela a pu produire sur la santé mentale des survivants.
— Quel sera son avenir ?
— Je ne peux guère me prononcer. C’est en principe irréversible et ne va pas en s’améliorant. Les crises garderont la même intensité mais vont se rapprocher dans le temps.