Читаем Berlin Requiem полностью

Elisabeth est au salon. Calée dans son fauteuil capitonné, elle répond à un journaliste de la radio suisse qui souhaite inviter son mari pour une émission. Furtwängler fait signe de la main qu’il n’est pas intéressé. Elisabeth achève la conversation avec élégance et se lève en faisant une moue de dépit. Il la regarde traverser le salon de sa démarche noble. Elle est belle dans sa robe vert pâle, désirable dans sa fière allure. Les couleurs claires lui vont bien, on la croirait libérée par la lumière qui semble la suivre.

— C’est dommage que tu refuses d’aller jusqu’à Lausanne. On aurait pu aller voir Ansermet. Ça nous aurait fait un peu de changement.

— Nous irons le voir sous peu.

Elle relève une mèche de ses cheveux blonds et disparaît dans le vestibule. Furtwängler se met au piano et cherche quelques notes dans les aigus, plaque un accord. Un accord pour le final de sa symphonie. Elle est en do dièse mineur, comme la sonate « Au Clair de lune » de Beethoven ou la Cinquième Symphonie de Mahler. Une tonalité sombre et mélancolique. Il a peur de mourir avant de l’achever.

Le téléphone sonne à nouveau. Elisabeth décroche.

— C’est pour toi. Thomas Nielsen, le directeur de l’Opéra de Copenhague…

Furtwängler se saisit vivement du combiné, agacé.

— Bonjour, monsieur Nielsen, comment allez-vous ?

— Très bien, Maître. Et vous ?

— Pas mieux. Je dirais même plus mal. Mais peu importe.

Nielsen hésite avant de poursuivre.

— Je vous ai trouvé un remplaçant. Un jeune chef, la trentaine. Je l’ai entendu à plusieurs reprises, à Paris. Éblouissant.

Furtwängler tique. Il n’aurait jamais imaginé que le fait d’être remplacé pût le contrarier autant.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Rodolphe Meister.

— Meister… Comme la cantatrice ?

— Tout à fait.

Furtwängler reste silencieux un instant.

— Vous voulez parler du fils de Christa Meister ?

— Oui.

Nouveau silence. Le chef fouille dans ses souvenirs. Il voit Christa, comment l’oublier. Il devine un petit garçon dans son ombre, un peu dans les rayures du passé. Une saison à Bayreuth, sans doute, il n’est pas très sûr.

— Il aimerait vous rencontrer. Y voyez-vous un inconvénient ?

— Non bien sûr, ce sera avec plaisir. Je suis très heureux de ce choix. Félicitations.

Il est blême quand il raccroche. En 1945, quand il a demandé des nouvelles de Christa, on lui a répondu qu’elle avait été arrêtée et qu’elle n’avait pas survécu aux camps. Il a souvent pensé à elle. Au gaz qui l’a détruite. Il a imaginé son corps en lambeaux, désarticulé et sale. Christa, poussée par un bulldozer, comme dans ses bobines de films des armées. Et cette image revient, souvent.

— Le fils de Christa Meister a été épargné, dit-il d’une voix cassée.

— Comme le sais-tu ?

— C’est lui qui doit me remplacer…

38

La partition de Tristan et Isolde est ouverte sur le pupitre. Baguette en main, Rodolphe suit l’enregistrement de Furtwängler. Repère les accents que le maître a mis en valeur, les variations de tempos. Ses réflexions s’étalent dans les marges et sous les portées. Les entorses sont nombreuses mais toute la vibration de cet enregistrement se trouve dans ces libertés que le maître s’est données.

— Essaie d’être toi-même, a dit Christa. Furtwängler est un monstre, il va te dévorer si tu n’y prends pas garde.

— Il faut d’abord que j’aille au fond. Je verrai ensuite.

Il n’a pas dormi de la nuit. S’assommant à coups de whisky. Au petit matin, il a trouvé le sommeil, groggy, puis s’est réveillé au milieu de la matinée, d’un énième cauchemar. Il se voyait dans les baraques de Birkenau, en train de diriger l’orchestre du camp des hommes. Mais il n’y parvenait pas et le kapo le dénonçait.

Pourquoi l’avoir choisi lui, Rodolphe Meister ? Pourquoi pas Böhm ou un autre ? Ce ne sont pas les chefs qui manquent !

Furtwängler enregistre beaucoup. Il veut sans doute laisser une trace. Ne pas partir par l’issue de secours.

Dans l’après-midi, Rodolphe apprend par un ami que Yehudi Menuhin est à Paris.

— Va le voir. Il est au Ritz. Quelques journalistes l’interviewent.

— Je ne peux pas arriver comme un cheveu sur la soupe.

— Je lui ai déjà parlé. À 16 heures.

Rodolphe a juste le temps de passer une veste et de s’engouffrer dans le métro.

Sur la place Vendôme, de grosses voitures noires sont garées en file indienne. Des badauds sont massés devant un gardien à casquette qui écarte les bras pour les contenir. Ce n’est certainement pas pour Menuhin, même si sa notoriété est immense.

Le violoniste attend Rodolphe dans le lobby du palace, installé dans un gros fauteuil à capitons de cuir. Il feuillette le journal, un verre d’eau minérale posé devant lui. Ce cadre ne lui convient pas. Ce luxe baroque n’est pas le sien. Il se lève en voyant arriver Rodolphe et lui tend la main avec chaleur. Il a des manières de lord anglais, plutôt rare pour un Américain.

— J’ai connu votre mère. C’était il y a bien longtemps.

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