Читаем Berlin Requiem полностью

La radio et les journaux font entrer dans son ermitage les nouvelles du monde. De temps à autre, il téléphone à son ami Ernest Ansermet, le chef de l’Orchestre de la Suisse romande. Ernest lui rapporte les cheminements des ambitions et des âmes dans le milieu musical. Les potins, comme dit Elisabeth, qu’elle fait mine de ne pas écouter mais qui la passionnent en secret.

Plus rien n’a la même saveur. Et les heures s’écoulent. Le chef d’orchestre lit, compose, rêve et pense au passé, aucune illusion n’adoucit l’amère sérénité. Il est enfin compositeur. Au moment où il sait que le destin va le frapper de son dernier coup.

Il fait, tous les matins, le tour du petit parc qui entoure sa belle demeure. Les arbres que le froid vient de dépouiller ne manqueront pas de donner des bourgeons, les fleurs renaîtront après s’être fanées. Et lui, sera-t-il encore là ?

Le souvenir des promenades dans les sombres profondeurs des forêts de Bavière le submerge de nostalgie. Il a le sentiment de n’avoir plus de patrie, plus de cette terre sur laquelle il a senti le souffle des génies. Ce sol n’est plus qu’un champ aride, où plus aucune grande musique ne vient naître. Le chant de la terre revient comme un souffle inépuisable, à peine perceptible, qui enfle au fur et à mesure que la vie, depuis qu’elle a paru, livre le combat qu’elle n’a jamais perdu. Dans ces moments, Furtwängler se sent pénétré par un réconfort qui le transporte. Tout recommence toujours, se dit-il. Tout ce que j’ai fait restera et, tôt ou tard, deviendra une source d’inspiration nouvelle après que j’aurai disparu.

À mesure que l’âge tenaille le maestro, il lui semble que les cycles de la nature lui importent davantage. Ainsi que dans sa jeunesse, quand il partait à l’assaut des montagnes et qu’il percevait les saisons comme des mouvements de grandes symphonies. Le printemps comme commencement, où l’on sent les sèves de l’amour monter en des notes sûres, puissantes et radieuses. L’été, avec ces éclats de cuivres, comme une gloire qui éclate de fécondité. La vie dépend de la chaleur. L’automne soupire, comme un recueillement dans sa beauté déjà sombre, empourprée sous une lumière déchirante. Et l’hiver, enfin, un long lamento de violons qui gémissent presque. La terre, à nouveau stérile et glacée pareille aux grandes étendues de Prusse. L’hiver semble sceller un destin. Une fin. La victoire de la mort. Furtwängler a bien cru que ce triomphe-là était arrivé le 11 novembre 1918, quand le peuple brisé est rentré de la guerre. Mais la lumière est revenue. Avant de disparaître à nouveau de cette vieille terre que les ravages ont épuisée. L’Allemagne était encore jeune, mais les pays qu’elle couvrait de son nom étaient vieux, accablés par l’histoire, déjà blessés par tant de guerres et de rancœurs. Mon pays va de la grandeur au déclin, songe-t-il. Il se redressera, par son génie du renouveau !

Le musicien regarde la partition sur laquelle il a tracé quelques accords.

— Tu n’es plus qu’un homme qui entre dans l’hiver, dit-il à haute voix. Mais dans l’ombre, il y a toujours la lueur de l’espérance !

37

Furtwängler a longuement discuté avec le directeur du Théâtre royal de Copenhague. Il a fallu justifier ce qu’il veut tenir caché. Ne pas dire qu’il entend de moins en moins certains instruments et qu’une douleur dans la poitrine le fait tousser, souvent. Trop souvent. Des quintes secouent tout son être aussi fort que fragile, né des passions et qui ne sait pas s’attarder à vivre. Un être usé par les colères du siècle.

Tout ça a commencé par une sorte de bronchite mal soignée. Gravement, le médecin a prescrit des antibiotiques, des médicaments mystérieux qui rendent sourds. C’était ça ou la mort.

— Ce n’est que passager, a dit le médecin. Une fois passé ce traitement, tout redeviendra normal.

Et puis, rien n’a passé, le mal est entré comme un dieu sombre, a pénétré son cerveau et pris tout son être. Furtwängler a songé un instant au destin. Amor fati ! Aime ton destin, aime ta destinée, accepte tout ce qui t’arrive. Paroles de philosophe, du blabla. Comment aimer un devenir décousu ? Il ne faut jamais se résigner, ni obéir comme un serf aux événements. Le fatalisme, ce sont des chaînes qu’il faut briser. Tu n’as pas ton libre arbitre ! Foutaises, tout ça. Les juges se sont trompés, après la guerre, quand ils l’ont fait comparaître. « Vous étiez libre de ne pas servir les démons », criaient-ils, droits, avec leur morale et leurs condamnations. Rien n’est simple.

Le destin l’a maudit une première fois, il le frappe une deuxième. Aime ta destinée, ça t’empêchera d’être son esclave. Il a continué à diriger, d’instinct et par cœur. Mais il est vaincu. Le destin, c’est toujours lui qui gagne.

— Pour la première fois de ma vie, a-t-il déclaré d’une voix froide au directeur de l’Opéra de Copenhague, je dois annuler pour des raisons personnelles. Cela ne m’était jamais arrivé.

— Prenez encore le temps de la réflexion.

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