Читаем Berlin Requiem полностью

Il sort du bureau, tourmenté, veut s’installer au piano, jouer quelque chose pour se vider de ses émotions. Rien n’y fait. Sa mère est dans sa chambre, assise devant sa coiffeuse, le dos bien droit, la poitrine saillante. Elle achève d’attacher ses cheveux en un chignon de prima dona. À ses oreilles fines pendent des boucles qu’elle ne sort que très rarement. Celles qu’elle portait quand ils ont fui l’Allemagne et qui ont traversé les années par miracle.

— As-tu été vraiment proche de Furtwängler ?

Christa met du temps à répondre, s’observant d’un œil distrait dans sa psyché. Elle donne l’impression de chercher des souvenirs épars, son regard traîne.

— Oui, finit-elle par souffler d’une voix pâle. Souvent.

— Il était un ami ?

Elle fait un geste de la main comme pour balayer une mauvaise pensée.

— Tu sais que je n’aime pas parler de tout ça.

— J’ai écouté son enregistrement de Tristan. C’est absolument sublime. Tu as chanté Isolde avec lui. J’aimerais que tu m’en parles.

Elle se retourne et plonge longuement son regard dans celui de son fils, une étrange lueur au fond du bleu de ses yeux, une lumière de lune que Rodolphe n’a jamais connue. Elle donne l’impression de vouloir exprimer un sentiment noué quelque part en elle, sans y parvenir.

— Tu aimes mon chignon ?

— Il est très beau, Maman.

— Je le faisais toujours comme ça quand je devais chanter en concert.

— Je me souviens.

Elle se lève. La grâce de ses mouvements est intacte. Dira-t-elle un jour le fond de son âme ?

36

Depuis quelque temps, Furtwängler s’interroge sur le sens de sa destinée. De plus en plus souvent, on frappe à la porte de ses souvenirs, il hésite. La peur d’ouvrir.

Il ne dirige plus d’orchestre, évite les journalistes et les innombrables élèves qui viennent lui servir du « Maître » pour obtenir quelques faveurs. Il ne désire qu’une seule chose, se donner à la composition. Il écrit :

Ma vie durant, lorsque j’ai dirigé, je l’ai fait en tant que « compositeur ». Je n’ai jamais dirigé que ce qui me causait de la joie et avec quoi je pouvais m’identifier ; jouer au « commis-voyageur en musique » n’était pas mon affaire.

Elisabeth s’est absentée pour l’après-midi. Il l’a regardée s’éloigner dans la lumière oblique, à petits pas, évitant les flaques qui s’étaient formées après la pluie. Elle s’est courbée sous le vent frais qui montait du lac Léman, on aurait dit une petite vieille emmitouflée, un foulard noué sur ses cheveux frisottants. Elle faisait presque pitié. C’est comme ça, la vieillesse, vient un moment où l’existence bascule. On n’a plus envie d’aimer, ou même de haïr. On se prépare lentement au grand arrachement.

Elisabeth a disparu au bout de l’allée, silhouette fragile parmi la nature bien rangée. Il l’aime profondément, d’un amour de grandes personnes où la passion n’a plus rien à dire, avec cette certitude que cette femme sera la dernière, celle qui lui fermera les yeux.

De la fenêtre, il observe la vue qui se perd au-delà du Léman. Un peu plus chaque jour, la solitude redevient sa tentation. Comme si elle pouvait se changer en amie, en dernière camarade. De quelle autre compagne pourrait-il se contenter, celui qui a rencontré le succès le plus immense jusqu’à faire partie de l’histoire ? Il a toujours été un solitaire, un introverti.

Cette partie de la Suisse est imprégnée de calme, le vaste paysage semble triste en fin d’automne, et tellement silencieux. Les bois, prés, cultures s’étalent au pied de reliefs de montagnes anciennes, usées, face aux Alpes vertigineuses dont il aimait tant escalader les faces sévères. Un village, tranquille et peu fortuné, s’efface dans la brume. Une paroisse austère de cette Suisse immobile dont rien, depuis des siècles, n’a changé l’âme.

Hier, le maestro a ouvert une lettre venue des États-Unis. Son courrier est très fourni, il ne lit pas tout. Un nom au verso du pli : Szymon Goldberg, le « super-soliste » du Berliner, en 1933. Il n’avait plus de nouvelles depuis cette année-là.

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