Читаем Berlin Requiem полностью

Elle est vêtue d’un peignoir de cachemire bleu pâle, trop chaud pour la saison. Un long peignoir semblable à celui qu’elle mettait dans sa loge avant de passer les costumes des grands rôles. Elle l’a noué fermement à la taille pour mieux dessiner sa silhouette de grande dame. Elle a longtemps résisté au lent endormissement de l’âge, mais elle est désormais vieille. Avec ses petites manies, son café noir, jamais sucré, son petit univers, plus grand que l’univers, où ce qui a été englouti par la guerre vaut mieux que le présent qui se ratatine de jour en jour.

— Regarde ce que je t’ai préparé. Comme quand tu étais petit.

Christa parle en allemand. Jamais de français à la maison, si ce n’est pour le strict nécessaire. On écoute Radio Berlin, quand on l’écoute. Mais elle n’a pas voulu retourner à Berlin.

— Ça n’existe plus, tout ça. Les rues, les églises, les théâtres ne sont que de la poussière froide. Inutile d’y revenir.

Sur la table du salon, à côté de la tasse à café en porcelaine de Saxe, elle a posé un petit pot de beurre, des tranches de pain noir, couchées comme des dominos et une belle assiette de jambon fumé, avec un œuf dur et du fromage.

— Je n’ai pas faim, dit Rodolphe. Je mangerai plus tard.

Christa a gardé ses manières de divas qui relèvent le menton et s’en retournent dans leurs secrets de coulisses pour signifier leur déception.

— Je suis désolé, Maman. J’ai mal dormi et j’ai du travail.

Rodolphe s’enferme dans son bureau. À côté du tourne-disque en acajou traînent des enregistrements qu’il écoute fréquemment. Debussy, Alban Berg, Ravel, et toutes les symphonies de Mahler sous la baguette de Bruno Walter.


Il place sur la platine le premier disque de Tristan et pose le saphir sur le microsillon. La musique s’élève en quelques notes des violoncelles, lente, belle et sombre. Rodolphe s’allonge sur son divan et se laisse envahir par le long crescendo. Dès les premières notes, c’est profond et sublime. La tension du drame n’est plus romantique, comme dans beaucoup d’enregistrements fadasses, mais psychologique. Le vieux chef atteint le sommet de son art. Faire mieux est un impossible pari. Tu es fou de t’y frotter.

— Tu feras autre chose, dit Rodolphe à voix haute. Tu le dois !

Aller au-delà de Furtwängler, bâtir sur ce qu’il a laissé en chantier. Rodolphe songe à le visiter, l’interroger, percer les secrets. Pour cela, il faut retourner en Allemagne. Tu n’y couperas pas. La vie est comme un éternel retour. Tu iras marcher sur les gravats.

Sa statuette de pâte à modeler est posée à côté du tourne-disque. Elle a perdu son nez. Avec tous les bouleversements de la guerre, elle s’en est plutôt bien tirée. Tu es un survivant, toi aussi. La pâte à modeler a durci, on dirait un marbre noir.

Au marchand de disques des Champs-Élysées, il a acheté le dernier enregistrement de Tristan par Furtwängler. La couverture du coffret représente Tristan et Isolde devant une grande épée. Le fond est noir, leurs corps de peinture bleu roi. La fumée d’un philtre s’échappe d’une coupe et les entoure d’une volute qui se perd au loin. On devine à peine leurs yeux, dans le creux de leurs visages tourmentés. Isolde a de longs cheveux d’or et appuie doucement sa tête sur la poitrine de Tristan qui la serre contre lui, une main sur la taille. Elle regarde un horizon inaccessible, il lève les yeux vers le ciel, à la fois vainqueurs et vaincus. Au loin, une nef s’éloigne, sa voile ventrue gonflée d’une bonne brise.

Rodolphe enchaîne les cinq disques du coffret. D’un seul trait, comme tenu par une force invisible qui le mène jusqu’au final. Le duo d’amour au second acte est d’une intensité inégalée. Furtwängler a les plus grands interprètes et sait en tirer le meilleur. Kirsten Flagstad, Ludwig Suthaus, Dietrich Fischer Diskau, Josef Greindl. Rodolphe n’a jamais entendu un Liebestod, le chant final, celui de la mort, aussi admirable. Pas simple de faire mourir une femme dans un opéra, en tout cas plus périlleux qu’avec les hommes qui tombent d’un simple coup d’épée et qui râlent un bon moment. Isolde trépasse dans la transfiguration et la délivrance. Il faut un très grand chef qui soit digne d’une pareille mort. Crescendo jusqu’à l’ultime forte, puis l’envol de l’âme, presque doux. Même l’interprétation de sa mère n’atteignait pas cette beauté souple et affectée de Flagstad.

Le disque arrêté, Rodolphe reste un long moment prostré, à regarder le bras de la platine onduler au bout de la galette noire. Il n’a pas de pensées, ce serait trop facile. La musique coule encore dans chacune de ses veines, l’irrigue et le fait souffrir. Le transport ne dure qu’un temps. Il faut toujours redescendre aux choses de la terre et aux souffles âpres de la vie.

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