Wilhelm Furtwängler s’est réveillé à l’aube, dans une sorte de paix tranquille. Par la fenêtre du salon, il observe dans le jour incertain les nuages qui s’attardent encore dans le ciel pâle. Il fera beau, de cette beauté que l’hiver couvrira bientôt de ses mystères étincelants.
Elisabeth dort encore, recroquevillée telle une enfant, le visage caché sous son bras. Le sac est bouclé depuis la veille, comme au temps des excursions d’adolescent. Wilhelm n’emporte pas grand-chose, le nécessaire, rien de plus, un morceau de pain noir, une gourde de cuir, du fromage et une pomme. Il est heureux, d’un simple et pur bonheur. Pour un temps, le tumulte ne le suivra pas.
Un taxi le dépose devant la gare de Montreux. Le train pour Les Rochers-de-Naye part dans cinq minutes, il a juste le temps d’acheter un billet et de courir jusqu’au quai. Le chef de station l’observe un instant en faisant tourner son sifflet autour de ses doigts, puis jette un coup d’œil à l’énorme pendule dont la grande aiguille noire et pointue comme une lance s’abaisse d’une minute. Le train vient se ranger, se tordant sur le dernier virage, grinçant de tout son long, avant de lâcher un cri strident en s’arrêtant. Le pare-neige, à l’avant, comme une étrave, lui fait une drôle de bavette noire. Wilhelm ajuste son sac sur son épaule maigre et grimpe dans la première voiture. Un couple de Français, des retraités, le suit et s’installe à l’avant.
Le train repart, tremblant sur sa crémaillère, s’enfonce dans un tunnel, en ressort quelques minutes plus tard et trace une longue courbe au-dessus de Montreux. Une lumière violette découpe les reliefs capricieux au-dessus du lac, les plus hauts sommets se dorent déjà dans le levant. Dans les fonds encore plongés dans la brume, on devine les villages de la rive française, au bord du Léman encore tout noir.
La locomotive amorce une pente raide dans les alpages mouillés de rosée, tirant sur la crémaillère de toute sa mécanique rude et puissante. Plus haut, les roches nues se tendent entre les derniers sapins et les éboulis de pierres grises. Furtwängler cherche un instant sa maison de Clarens, tout en bas, parmi les villas posées sur leurs prés de pelouse, entre les arbres roux et les routes sinueuses. Elisabeth doit encore dormir. Dans deux heures, elle ira chercher le courrier, fera le tri entre les lettres qui disent l’admiration du public, celles qui insultent et celles que le chef d’orchestre reçoit de ses pairs. Le quotidien de la gloire.
Une bourrasque d’altitude bouscule le petit train. Dans le lointain, vers Genève, la surface lisse du Léman se brouille dans la lumière qui s’éparpille en poussières légères et dorées. Un grand bateau blanc à roues vient de quitter Évian et file vers Lausanne, laissant derrière lui un sillage calme.
Wilhelm tire de sa musette une tranche de pain noir et mord dedans. Le goût simple et rustique lui rappelle l’enfance au bord des eaux calmes du lac Tegernsee, près de Bad Wiessee. Les montagnes avaient la même parure de silence et de secret qu’ici.
Le vaste paysage disparaît soudain. Le train roule et brinquebale en sifflant dans le noir d’un tunnel qui paraît sans fin. La température change subitement, comme il débouche sur le versant nord, dans l’ombre et le vertige. La neige couvre les pentes d’herbes maigres et découpe les rochers en plis de calcaire qui s’enfuient en arêtes folles vers un autre ciel. Au loin, l’enchevêtrement de pics et d’aiguilles scintille dans le soleil. On dirait une symphonie discordante qui vibre entre le ciel et la terre primitive.
La gare d’arrivée approche, au bout d’une courbe prise dans le sol givré. Le train ralentit et donne deux coups de sirène avant d’aborder le quai. Wilhelm se lève, passe une bretelle de son sac sur son épaule maigre, ajuste sa casquette et remonte le col de sa canadienne. Elisabeth a insisté pour qu’il emporte dans ses affaires un gros cache-nez de laine qu’ils ont acheté à Vienne avant de regagner Clarens. Les poumons de Wilhelm sont fragiles, depuis son enfance. La guerre et son cortège de pénuries n’ont pas arrangé les choses. Il tousse davantage depuis quelques mois, des quintes le secouent violemment sans que les médicaments parviennent à le calmer. En sortant du wagon, l’air froid le pénètre et le brûle. Il frissonne. À deux mille mètres d’altitude, le vent forcit et soulève des panaches de neige fraîche aux crêtes sinueuses et douces des grandes congères. Devant la gare, le soleil chauffe une grande dalle où la compagnie Mob a installé des bancs et des tables pour les touristes.