Читаем Berlin Requiem полностью

Furtwängler a un rictus nerveux qui tord ses lèvres. Son regard se perd, ses mains s’agitent.

— Oui, j’ai eu mal, comme des piques au fond des oreilles, surtout dans les fortissimo. Un mal bref mais intense.

Le médecin note puis relève la tête.

— Vous m’avez dit avoir eu des difficultés à entendre certains instruments…

Le musicien semble trop grand pour le fauteuil de velours vert où le spécialiste l’a installé. Il songe à la dernière séance d’enregistrement de La Walkyrie. Il n’entendait pas les bassons et les contrebasses, comme si les musiciens jouaient sur des instruments aphones.

Le soir, en rentrant à l’hôtel, il n’a rien dit à Elisabeth. Elle l’a trouvé plus soucieux que d’ordinaire, comme souvent, quand il termine un enregistrement. Parce que c’est toujours une déchirure, un moment de solitude. Presque une détresse.

— La fin de cette Walkyrie est magnifique, a dit Furtwängler. Ferdinand Frantz s’est surpassé. Quelle finesse, tout dans le sentiment. J’en avais les larmes aux yeux.

Il était troublé, ses yeux semblèrent s’évanouir quand il s’est assis sur le lit. Elisabeth a eu un étrange frisson, tout à coup.


Le chef d’orchestre fixe le docteur Steinert, décroise ses longues jambes et pose ses deux mains à plat sur ses genoux. Il murmure : « Que celui qui craint la pointe de ma lance ne traverse jamais ce feu ! … »

— Je ne vous ai pas très bien compris, Maître, dit le docteur Steinert.

— Les derniers mots de Wotan à sa fille.

— La fin de La Walkyrie, c’est bien ça ?

— Oui.

— Je vous ai vu la diriger au Staatsoper, avant la guerre. En 1934, si mes souvenirs sont bons. Christa Meister en Brunehilde et Ludwig Weber dans Wotan.

Le médecin s’interrompt, avec cette gêne à peine dissimulée qui lui fait regretter l’évocation d’une époque maudite. Wilhelm baisse les yeux, une tristesse d’adolescent saisit son visage fatigué. Parfois, le passé lui revient en nausées, le prive de folies, d’illusions et de passion. À cette Walkyrie, au premier rang, il y avait Goebbels et Göring. Ils avaient applaudi, debout.

— Je ne les ai pas vraiment entendus, docteur, ces derniers mots du maître du Walhalla. Je dois bien l’admettre. C’est étrange, car mon cerveau me chuchotait les notes, une à une, clairement mais je n’entendais pas réellement.

— Comment vous en êtes-vous rendu compte ?

— Ferdinand Frantz a voulu reprendre car il avait chanté faux. Je lui ai fait un sourire complaisant mais j’ai bien vu qu’il était gêné. Nous avons repris et je lui ai demandé si cela lui convenait. Il m’a regardé d’une drôle de façon, je dirais même de manière compatissante. J’ai perçu qu’il avait compris que mon oreille me trompait. Je suis rentré, bouleversé.

Les yeux du chef d’orchestre se mouillent. Il passe la main sur son front dégarni.

— Je ne peux plus diriger, docteur. Imaginez-vous ce que cela représente. Furtwängler, sourd !

Le médecin range un presse-papier qui traîne devant lui. Furtwängler se lève, ajuste son chapeau sur son crâne chauve et sort.

Vienne a conservé des odeurs de guerre et de souvenirs calcinés. Les grands boulevards se brisent comme des lignes de frises noires entre des tas de décombres que les pelles mécaniques vont cacher dans un étrange recoin du monde. Il ne reste rien ou presque du bonheur d’avant, quand Vienne, comme Berlin, s’oubliait dans la brume et que son peuple s’agitait autour des théâtres et dans les brasseries. Les gens cherchaient à se distraire à la folie. On aurait dit qu’ils sentaient la tragédie pointer dans les bourgeons des tilleuls, au dernier printemps. Les jupes des femmes raccourcissaient, le vin et la bière coulaient à flots. Les mœurs étaient plus libres. Des manèges tournaient, sur les places, les enfants criaient, les filles faisaient les yeux doux aux premiers amoureux. On s’abandonnait, on s’oubliait.

Et puis, l’hiver est venu. Un jour de décembre 1938, Furtwängler n’a plus vu Arnold Ziegel, le second violon du Philharmonique de Vienne, un jeune musicien qu’il appréciait. Le régisseur a dit que Ziegel avait fui, sans doute vers la France ou l’Amérique.

— Bon débarras ! avait ajouté l’intendant du Philharmonique. À présent, les têtes vont rouler, surtout celles de Juifs, comme partout dans le Grand Reich.

Wilhelm s’était mis en colère, comme rarement.

— Votre Führer est un imbécile ! avait-il hurlé.

Le fonctionnaire, un bonhomme grassouillet, aurait pu rire au nez de Furtwängler, mais tout le monde savait qu’il était le chef d’orchestre préféré de Hitler.


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