Читаем Berlin Requiem полностью

La statue du Kaiser Guillaume II a tenu le coup. Aucune charge, aucun phosphore, aucun plomb durci n’est venu à bout ni des quatre lions orgueilleux qui gardaient les trophées de la victoire sur les Français, ni du génie féminin de la paix, ni des déesses de la paix, allongées aux pieds de l’empereur, ni des personnages monumentaux assis sur les marches du piédestal sur lesquels les soldats soviétiques viennent poser, casquette en arrière et petites pépées au bras, ni de l’aigle orgueilleuse, menaçante, les ailes déployées, le bec redoutable. Des tonnes et des tonnes de bronze, tout l’orgueil d’une jeune nation qui tenait dans sa main de fer les vieux royaumes de Saxe, de Prusse, de Bavière et de Wurtemberg. Il y avait tellement d’animaux moulés dans le métal que les Berlinois avaient surnommé le monument le « Zoo du Kaiser ».

Il est écrit, au dos du socle qui supporte la statue équestre de l’empereur :

Le peuple allemand, par reconnaissance et amour fidèle

Furtwängler n’aime pas le monument. Il n’allait pratiquement pas dans ces lieux de gloire nationale, face à la Sprée qui coule d’un long silence et d’indifférence. Il n’a jamais marché au pas. Dans son enfance, il ne supportait même pas d’être dans les quatre murs d’une classe, avec d’autres gamins de son âge. Aucun diplôme, aucune université. Le grand maestro est nu. Rien que l’école de la nature, les maîtres qui venaient à la maison et la musique qui coulait dans ses veines.

Furtwängler grimpe dans un tramway cabossé. Il n’y a plus de taxis dans Berlin, plus de métro. Les lignes circulent entre les ruines en tintinnabulant. Ding, ding, ding… Des petits triolets cristallins qui rappellent un peu le monde d’avant.

Dans le wagon, un homme au costume élimé le reconnaît et lui propose sa place. Il refuse d’un sourire pincé en baissant la tête. Un groupe de jeunes filles lui sourit. Tout le monde le reconnaît. Il voudrait disparaître, ne plus courir sur cette croûte de guerre, ne plus s’enfoncer dans ses plaies encore suintantes. Ce peuple qui le regarde, comme un animal blessé, ces gens qui le touchent du regard, il ne peut pas croire qu’ils sont coupables, par négligence, par ignorance, par lâcheté, par cette nonchalance typiquement allemande, mais aussi par arrogance, méchanceté, cupidité et besoin de domination. Non, il ne veut pas le croire.

Le bureau du major Arnold est au deuxième étage d’un immeuble glacial. Les bombes l’ont épargné, lui aussi. Un drapeau américain remplace l’aigle du Reich. Un long escalier de marbre gris fait une volte aérienne. Furtwängler monte, comme une âme en peine.

Le major Arnold est courtier en assurances dans le civil. L’armée le charge d’instruire le dossier. Le général McClure l’a mis dans l’ambiance :

— Ne vous laissez pas influencer. Furtwängler est coupable comme tous les Allemands. Souvenez-vous des images des camps de la mort. Pas d’indulgence.

Arnold a suivi l’armée depuis la Normandie. Il en a vu, des horreurs, de l’humanité abîmée. Mais les images de Belsen et de Birkenau ont retourné son âme. Il en a vomi et s’est soûlé dans un bar américain en écoutant une chanteuse fatiguée. Quand il sort dans Berlin pour se rendre à la commission de dénazification, un sentiment de dégoût le prend. Les visages qu’il croise lui sont devenus insupportables. De l’indulgence, il n’en aura pas avec ce musicien qui prend de grands airs lorsqu’on l’interroge.

Furtwängler n’a pas d’avocat, juste un troupier chargé de tempérer le major. Un jeune homme d’origine allemande, juif, réfugié aux États-Unis. Pas de défense. Le chef est seul devant l’histoire en train de s’écrire, celle des vainqueurs. Arnold a la violence des ignorants, de ceux qui jouissent du petit pouvoir qu’une tragédie leur confère. Mâchoires carrées, l’œil malin, il aboie toujours entre deux moqueries, cache ses cartes comme un forcené du poker.

Furtwängler s’assoit. Arnold n’a pas levé les yeux de son dossier.

— Vous êtes ici pour être jugé devant le tribunal pour artistes de la commission de dénazification. Vous encourez le bannissement de la vie publique en vertu de la directive du Conseil numéro 24.

— J’ai déjà été entendu et jugé en Autriche, dit Furtwängler d’une voix enrouée. On m’a lavé de tout soupçon.

— Ce qu’il se passe à Vienne ne me regarde pas, répond Steve Arnold, sans quitter des yeux la feuille qu’il est en train d’annoter.

Il fixe le chef d’orchestre.

— Première question, monsieur, pourquoi êtes-vous resté en Allemagne pendant toute la période hitlérienne ?

Furtwängler réfléchit avant de répondre. Il ne s’attendait pas à une question aussi générale.

— J’ai toujours essayé d’analyser mon attitude, moi-même, avec prudence et profondément. En tant que musicien, je suis plus qu’un simple citoyen. Un citoyen de ce pays au sens éternel dont les génies témoignent… Je sais qu’une grande performance est plus forte que l’esprit de mort de Buchenwald ou d’Auschwitz…

— Taisez-vous ! Vous n’avez pas honte ?

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