Le mardi 17 décembre 1946, Wilhelm Furtwängler est acquitté par le tribunal de dénazification de Berlin. Lavé de tout soupçon, innocenté, par un tribunal. Pas par l’opinion. Ce grand jour, il ne peut pas le partager avec Elisabeth et les enfants. Les lignes téléphoniques marchent très mal entre la Suisse et l’Allemagne.
Le tribunal l’acquitte sur la base de preuves suffisantes mais, peut-être inconsciemment, le déclare coupable d’une autre faute qui n’est pas punissable par la loi. Il n’est pas seul dans son cas. Beniamino Gigli, le grand ténor italien, a été sali pour être resté sous Mussolini, Richard Strauss, son compatriote, subit le même sort. Infraction aux valeurs morales et aux principes établis, disent certains commentateurs. Ils ajoutent que Furtwängler a voulu utiliser un régime qu’il prétendait lui être odieux pour le maintenir dans un état de confort et de sécurité, et pour éloigner tout concurrent potentiel pour ce poste. Une authentique activité nazie est passible des lois de ces tribunaux de guerre mais un manque de sens moral n’est pas encore un crime. Il va falloir vivre avec ce poids, à présent.
À la fin du procès, Furtwängler se lève. Il paraît plus grand et plus mince que jamais. Sûr de lui, avec un air de Jésus gothique. Ses admirateurs sont là, les journalistes du monde entier le cernent. Il dit, avec toute l’assurance dont un homme habitué à la scène est capable :
— Je ne regrette pas d’avoir agi ainsi pour les Allemands et l’Allemagne. Je savais que cela valait la peine. L’art doit se placer au-dessus de la politique.
Les inconditionnels du chef d’orchestre applaudissent. Il salue comme au bon vieux temps. Le jury n’est toujours pas convaincu. Il a parfois trop bredouillé et a trop cherché ses mots pour se disculper.
Le lendemain, Wilhelm Furtwängler part en Suisse. Il souhaite voir son nom blanchi. Le reste viendra plus tard. Il a soixante et un an.
Troisième partie
La chapelle silencieuse
« Il existe beaucoup de chefs d’orchestre, mais très peu d’entre eux laissent entrevoir la chapelle secrète qui réside au cœur même de tout chef-d’œuvre. Au-delà des notes s’étalent des visions et au-delà des visions, cette chapelle invisible et silencieuse, car c’est une musique intérieure qui se répand là, la musique de notre âme dont les échos ne sont que des ombres pâles. Tel fut le génie de Furtwängler car il s’approcha de toute œuvre en pèlerin afin de revivre cet état d’existence qui rappelle la Création, le mystère qui est au cœur de toute cellule. Avec ses gestes fluides et évocateurs, il transportait ses orchestres et ses solistes dans cet endroit sacré. »
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Quelque chose perce l’oreille. Furtwängler ne sait pas vraiment de quoi il s’agit, un outil de docteur, mystérieux et dur. Un œil énorme cligne derrière un verre de lunette.
— Votre acuité auditive n’est plus ce qu’elle était, dit la voix du médecin en blouse blanche.
Furtwängler tressaille. Il a fait le voyage jusqu’à Vienne pour consulter le docteur Steinert, un éminent spécialiste, comme on le qualifie. Depuis quelque temps, les notes n’ont plus le même relief, les aiguës, surtout. Lors d’une répétition de la
— Je vous demande de rester discret, docteur.
— Ne vous inquiétez pas.
— Cela peut-il se soigner ?
Le docteur Steinert a un regard triste, il hoche la tête.
— La médecine n’est pas une science exacte. Il arrive que, parfois, les surdités s’estompent plus ou moins.
Furtwängler observe Steinert en train de ranger l’espèce de trompette qui lui sert à observer les tympans.
— Les orchestres symphoniques finissent par endommager l’ouïe, poursuit le médecin en tirant une feuille d’ordonnance. Les niveaux sonores sont très forts, vous comprenez. Avez-vous ressenti des douleurs récemment, quand vous dirigiez ?