Arnold se lève en bousculant son fauteuil.
— Avez-vous déjà senti l’odeur de la chair brûlée ? Je la sentais à des kilomètres. J’ai vu les crématoires et les chambres à gaz. Et vous, vous mettez sur la même échelle des millions de morts et votre musique…
Furtwängler tremble de colère. Il n’a jamais été traité de la sorte. Les vociférations d’Arnold l’ébranlent.
— Savez-vous, monsieur, qu’ils avaient des orchestres dans leurs camps ? Quel cynisme !
Arnold se rassoit.
— Je vous le demande à nouveau : pourquoi être resté dans ce pays de démons ?
— Me reprochez-vous de ne pas avoir fait de la politique ?
— Oui, je vous le reproche.
— Mais savez-vous que faire de la politique, c’était finir dans un camp et mourir ?
— Alors, vous avez préféré vous pavaner avec votre orchestre ?
— Au fond, hurle Furtwängler, vous me reprochez de ne pas avoir été pendu ?
— Oui, je vous blâme pour cela. Je vous blâme pour votre couardise. Je vous reproche d’avoir dirigé le Philharmonique de Berlin pour l’anniversaire de Hitler, votre ami. D’être resté jusqu’à ce que la situation ne devienne plus tenable.
— Oui, major. Je me suis tenu sur une corde raide, entre l’exil et la potence. Faire de la politique, c’était encourir la peine de mort, et vous le savez.
— Voyons… Vous étiez tout, pour eux. Le jour de la mort de Hitler, la radio a joué un enregistrement. Une symphonie de Bruckner. Savez-vous quel chef ils ont choisi ?
— Comment le saurais-je, je n’étais plus là ?
— Ils vous ont choisi, vous.
Furtwängler se tait un instant, essayant de contenir sa colère. En vain, il explose.
— Pourquoi autant d’acharnement sur moi ? Pourquoi d’autres peuvent déjà travailler et non moi ? Je n’ai jamais été un nazi et vous le savez parfaitement ! Vous voulez quoi, au fond ? Que je crève de faim ?
Wills, l’assistant d’Arnold, et la greffière baissent les yeux.
— Sortez ! crie Arnold. Nous en reparlerons demain.
Le deuxième jour, la deuxième joute entre Arnold et le musicien est houleuse. Le chef fait profil bas puis s’emporte, une fois encore, à propos de l’anniversaire de Hitler et des quelques concerts qu’il a donnés devant les dignitaires nazis. Arnold gueule, à propos de tout.
— Vous avez soutenu des Juifs ! La belle affaire, c’était pour mieux vous dédouaner, au cas où la guerre finirait. Mauvais calcul ! Elle est finie et vous êtes devant vos juges.
Ils se méprisent mutuellement. L’assureur d’un trou perdu des États-Unis et le chef que le monde entier adulait.
Le troisième jour, le militaire croit tenir sa revanche sur l’étoile qui a perdu son éclat. Il le fait patienter. Lui, le meilleur chef de sa génération, celui qui avait ses entrées partout. Il faut qu’il mette sa fierté en berne devant un courtier en assurance. Il n’y a que la jeune greffière, au visage souffreteux et pâle, qui semble avoir de l’empathie pour le vieux chef. Elle est allemande et ses yeux disent les souffrances de sa jeune vie.
La revanche d’Arnold se trouvait dans les poubelles de la mauvaise conscience allemande, des fiches dressées par un certain Hinkel, un des hommes des basses œuvres. L’assistant d’Arnold a mis la main sur les aventures de Furtwängler, les fiches qui racontent « ses frasques », comme dit le soldat, suffisant pour un Américain, pour n’avoir pas de morale et donc être un nazi.
— Combien avez-vous d’enfants, monsieur Furtwängler ? demande Arnold à brûle-pourpoint.
— Ça ne vous regarde pas.
Le major tape du poing sur son bureau. Sa bouche se tord en un rictus de mépris.
— Eh bien, si, figurez-vous, ça me regarde ! Tout votre passé me regarde ! Nous allons parler de madame Geissmar, celle qui vous fournissait en jeunes femmes. La mémoire vous revient ?
Wilhelm Furtwängler ne sait pas répondre à ça, aucune de ses armes ne peut combattre ce qui est veule et tordu dans l’esprit d’un procureur. Berta Geissmar est juive, elle a témoigné en sa faveur. Arnold se lève, marche de long en large et vocifère, dans le dos du maestro.
— Combien d’enfants illégitimes avez-vous, monsieur Furtwängler ?
— Je ne reste pas ici une minute de plus !
— Partez, monsieur le grand musicien. Mon enquête est bouclée, vous serez devant vos juges dans quelques jours. Nous ne sommes pas à Vienne, ici ! Vous allez vous en rendre compte très vite.
La voix du militaire résonne longtemps dans l’escalier que Furtwängler dévale comme s’il fuyait son destin. Lointain écho, criard, hideux. En marchant dans la rue, le chef d’orchestre a l’impression que Berlin n’est qu’un décor de cinéma et que toute cette histoire de procès, ce n’est que du mauvais scénario. Au fond, Arnold n’est qu’un figurant parmi les autres, un personnage de ce cinéma que le musicien déteste. La plupart des avenues, ce ne sont que deux rangées de façades, avec du vent derrière, du creux, du rien. Comme les décors des films.