Une bourrasque de froid monte du canal du Danube et traverse la Bilderstrasse. Furtwängler grelotte soudain et remonte le col de son manteau. Depuis quelques jours, une toux sèche frappe durement sa poitrine. Le froid, celui qui traverse le corps et l’âme, l’a pris au dépourvu. À présent les minutes doivent être remplies à ras bord. Il n’aura plus la fièvre des philharmonies, l’angoisse des coulisses, l’attente moite, les chanteurs qui guettent du coin de l’œil la baguette du chef. Et puis, cette électricité qui le traverse le long des
On va le questionner, il doit refuser des concerts. Dire à la presse que la fatigue est là, qu’il a beaucoup enregistré ces derniers temps et qu’il faut se reposer pour mieux repartir. Le 30 novembre, il aura soixante-huit ans. Il est peut-être temps de tourner une page.
Faire ses adieux. Saluer une dernière fois. Tout faire pour la dernière fois. Les applaudissements, la poignée de main au premier violon, le regard qui embrasse la salle qui crépite. Lever la baguette. Vibrer. Et n’être plus.
Il vient d’annuler
— Vous trouverez bien un jeune chef pour me remplacer, a dit Wilhelm. Il y en a de très bons, vous savez !
— Personne ne remplace Furtwängler, a gémi le directeur avant de raccrocher.
Wilhelm ne dirigera plus son
Sur les quais du Danube, des gosses jouent à cache-cache entre des camions à chenilles de l’armée américaine. La ville, sombre, paraît encore en deuil, dans le ciel chiffonné. Wilhelm passe devant des soldats qui ne le reconnaissent pas. Pourtant, sa photo se retrouve souvent en une des magazines. L’un des militaires, une sorte d’officier, un mâcheur de chewing-gum, lui jette un regard d’arrogance, une clope au coin de la bouche, le casque rejeté en arrière. Le maestro a envie de s’arrêter, de dire qu’il est Furtwängler, tout de même, et que le monde d’avant était à ses pieds. On le traiterait immédiatement de nazi, de salaud, de vendu. Un grand artiste qui a serré la main de Hitler.
« Nous sommes des Allemands, s’est-il souvent dit. C’est un immense honneur mais cela nous impose des devoirs. Il nous faut l’accepter, dans la joie et dans notre souffrance, même injuste. » Il le pense toujours.
Une ombre le suit et l’accompagnera jusqu’au bout du chemin. L’ombre de lui-même, de ce qu’il n’a jamais été, de ses échecs. Il veut composer de la musique à présent pour ne pas hurler dans le silence de la nuit qui l’enveloppe déjà. Dans quelques jours, il aura posé les dernières notes sur sa troisième symphonie. Le dernier mouvement. Qui n’est pas une apothéose mais des violons qui s’éteignent doucement dans le lointain,
Il s’arrête et balaie du regard les quelques façades qui s’appuient encore sur leurs béquilles d’échafaudages. Un tramway jaune arrive. Deux femmes s’empressent de franchir les rails, le cabas à bout de bras. Le musicien les observe un instant. Il a envie de courir et de leur dire qu’il va enfin composer de la musique pour des femmes comme elles, pour leurs enfants, leurs maris défunts. Ne faire que ça, c’était sa première vocation, ses premiers tumultes, ses plus grands rêves d’enfant.
— Je serai sourd, bientôt, murmure-t-il.
Il a envie de le crier aux faces souffreteuses des bâtiments. Le hurler aux soldats, des Soviétiques, des Français des Américains et des Anglais qui plantent leurs drapeaux comme des bestioles voraces qui marquent leurs territoires, partout dans Vienne, avec leurs camions qui fument noir et leurs godasses qui tambourinent sur les langues de goudron craquelées.
Les militaires lui tournent le dos tandis qu’il atteint un énorme tas de moellons et de briques. Les troupiers s’en foutent, du désarroi d’un chef d’orchestre, aussi immense soit-il. Le géant est infirme. Plus de philharmonies et de grandes affiches avec son nom. Les jeunes loups n’attendent qu’une chose, lui chiper sa baguette, prendre son estrade, lui donner un coup d’épaule.
34
La pluie s’est arrêtée dans la nuit, par paquets entiers que le vent du nord emporte loin, vers les montagnes qui ferment l’horizon modeste du Léman. Il fait déjà frais, presque froid, l’automne touche à sa fin. Il ne reste guère que quelques taches de rousseur tenaces des grands ormes et des mélèzes dans le vert profond des sapins et des grands épicéas. Sur les montagnes qui surplombent Montreux et le Léman, la première neige frise les arêtes.