Читаем Berlin Requiem полностью

Furtwängler s’arrête un instant, regrette presque ce train qui va trop vite, comme toute sa vie d’artiste. Il aurait aimé gagner un tel paysage à pied, comme autrefois, dans sa jeunesse vagabonde. Marcher de longues heures sur la peau du monde pour le sentir vibrer de son entier, mais il n’en a plus la force. Le soleil le réconforte et l’inonde. Il ferme les yeux et songe à cette Walkyrie qu’il vient d’enregistrer avec le Philharmonique de Vienne. La chevauchée des vierges guerrières, filles de Wotan, dieu des dieux, au son d’une fanfare embrasée. Pas vraiment la pièce de Wagner que le chef préfère. Il a mis du temps à aimer le maître de Bayreuth, à le comprendre au-delà de sa puissance grandiloquente. Sa vérité se dissimule sans doute dans ce paysage qui se perd dans l’infini des montagnes et qui l’a inspiré. Le maestro voudrait atteindre cette vérité qu’aucun mot ne sait dire. Il n’y parviendra jamais. Il a grimpé ici pour renouer les liens de toute sa vie, ces attaches brisées par les guerres et les apocalypses. Quelque part, derrière ses monts blanchis, se trouve son pays, sa terre natale. Sa ville, Berlin, le 25 de Maassenstrasse où il est né, avant que le siècle ne bascule et ne la réduise en cendres.

Furtwängler marche sur l’étroit sentier qui s’élève au-dessus de la gare. Des marmottes qui hésitent encore à hiberner lancent des cris d’alerte en le voyant cheminer. Une grande croix de bois noircie par le soleil et le gel est plantée au sommet des rochers, terminus aérien qui surplombe l’univers minuscule des vivants.

Furtwängler avance sur une plaque de neige qui crisse sous ses pas. Les hommes de la compagnie ferroviaire ont tracé un chemin pour les derniers touristes. L’hiver fermera cette trace vers les nuées. Quand il parvient au sommet, essoufflé, le regard brûlé de lumière pure, un souffle puissant et lugubre remonte le long de la face de la montagne. Un instant, il croit perdre l’équilibre et basculer dans le vide. Il s’assoit un moment au pied de la croix, comme un pénitent qui vient au pardon des puissances célestes. Des choucas noirs, aux becs jaunes et voraces, cherchent dans les forces invisibles de l’air le courant qui les portera plus loin. Ils ont des battements d’ailes subits avant de planer en jetant des cris hostiles.

Les anciens croyaient aux signes que dessinent les oiseaux dans leur vol imprévisible. Le chef les suit des yeux un long moment. Une musique lente les enveloppe, comme les violons qui meurent doucement à la fin de Tristan et annoncent la mort de toute chose.

Il quitte le promontoire et marche jusqu’à une cabane de berger, à l’abri du vent. Les grosses pierres plates et noires qui formaient le toit se sont effondrées. Les murs fendus laissent voir le jour. Il touche les pierres grises pour ressentir l’épaisseur du temps qui les a usées. Le sable et la terre qui les cimentaient partent en poussière. Dans peu de temps, elles s’écrouleront et disparaîtront dans les reliefs de l’alpage. Tout n’est finalement que ruines, un jour ou l’autre.


Dans la nuit, Furtwängler crache du sang. Un caillot est sorti. Puis un autre. Il est réveillé, seul.

— Je ne suis pas si vieux, pourtant. Mais j’ai vécu mille vies.

Un frisson le parcourt. Il passe une robe de chambre de velours sombre. Le salon est froid, comme l’était la salle du Berliner pendant la guerre, quand les haleines partaient en fumée. Les musiciens jouaient faux parfois, à cause de cette maudite froidure qui durcissait les doigts et bricolait les cordes.

Pendant son absence, il a reçu les copies des épreuves de son enregistrement de Fidelio. Satisfaisant. Il pense qu’on aurait pu mieux faire, mais c’est là le secret de toute une vie d’artiste, tendre sans cesse vers l’inatteignable. La perfection, il faut s’en méfier, on n’en revient pas.

Il a toujours pensé que la véritable démarche professionnelle du chef d’orchestre est similaire à celle du médecin ou du prêtre, elle ne réside pas dans la recherche de la perfection des gestes à accomplir mais dans l’attitude spirituelle.

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