Cher Maître,
Je ne vous ai pas écrit pendant toutes ces horribles années. Je n’y parvenais pas.
J’ai lu, après-guerre, qu’on vous a intenté un procès en dénazification. J’ai quitté l’Allemagne, vous êtes resté. C’était votre choix. Je n’ai pas à le critiquer. Je n’ai pas oublié l’invitation que vous aviez lancée aux plus grands musiciens juifs à venir jouer en Allemagne pour montrer à Goebbels et sa clique qu’on pouvait leur résister. Tous ont refusé. Peut-être cela aurait pu changer le cours des choses, peut-être pas. Je vous avais dit que « vous étiez naïf ». Au moins avez-vous essayé d’être debout. Sachez que je vous admire toujours. J’ai besoin aujourd’hui de vous dire une partie de mon histoire.
Au début de la guerre, j’étais engagé aux Indes néerlandaises pour une série de concerts. Je suis arrivé le 28 avril. Là, j’ai vécu l’occupation japonaise. Celle-ci n’avait pas encore des conséquences antisémites. Ce n’est que lorsque les Allemands ont informé leurs alliés japonais des persécutions raciales nazies que ceux-ci firent une rafle à Bandung contre les Juifs et les francs-maçons. Ma femme et moi avons été arrêtés. J’ai été interné jusqu’en 1944 et je suis passé par plusieurs prisons et camps.
Comme vous, ma patrie est l’Allemagne. Je lui appartiens pour toujours. Quand les nazis sont arrivés au pouvoir, c’était encore dans les rues que je me sentais le plus en sécurité. Après mon départ de l’orchestre, j’ai souvent réfléchi la nuit. Je ne comprenais pas vraiment ce qui nous arrivait.
Avec mes meilleures salutations.
Szymon Goldberg{7}
PS. En Amérique, on m’a questionné sur vous. J’ai dit qui vous étiez vraiment. Personne ne m’a cru. Ceux qui ne vous ont pas connu ne peuvent pas comprendre.
Furtwängler repose la lettre, essuie ses yeux et cherche l’image de Szymon, debout, là, face au public. Pas besoin de baguette qui ordonne ou de regard qui donne un départ. Szymon ferme les yeux. Concerto pour violon n°2
de Mendelssohn, deuxième mouvement, large mélodie aérienne. Szymon y met toute l’intensité de son vibrato unique. Son regard magnétique cherche celui du chef d’orchestre, pour y trouver l’ampleur d’un crescendo. La plus belle mélodie qu’il ait interprétée, c’est le célèbre solo de Morgen, un lied de Richard Strauss.Et demain le soleil brillera à nouveau,Et sur les chemins que j’emprunterai,Il nous réunira, nous les bienheureux…Par-dessus la plaine et les bois, le regard de Furtwängler suit les longues pentes descendant vers le lac, puis remonte vers les hauteurs modestes du versant opposé. Une étrange symphonie, inconnue de lui, monte des fonds sauvages où la forêt persiste. Un mouvement sombre. La nuit couvre lentement le paysage. Elisabeth ne va plus tarder, se dit Furtwängler, en songeant combien il se pénètre de l’insignifiance des choses.