Читаем Berlin Requiem полностью

— Non. C’est définitif. Je suis tellement fatigué que je ne pourrais rien donner de beau.

Le directeur du théâtre a laissé passer un long silence. Puis il a dit, résigné :

— Pourriez-vous m’indiquer un chef qui vous remplacerait ?

Le chef a longuement réfléchi. Il a cité quelques grands noms, très vite repoussés. Les meilleurs étaient pris, les moins connus ne valaient pas le maître. Il y avait les jaloux et les revanchards et, au milieu, les tâcherons.

— Il faut trouver un jeune chef, lâche Furtwängler. Un Allemand, c’est important. Il faut être de culture allemande pour bien diriger Tristan et Isolde. Le cœur et l’âme doivent se pénétrer de la destinée fatale des deux amoureux. Il existe forcément un jeune chef allemand. Sergiù Celibidache est libre, à coup sûr, mais il se refuse à diriger des opéras. Les caprices des divas et des metteurs en scène l’exaspèrent. Dommage, il est le meilleur que je connaisse.

— Très bien. Je vais me renseigner et je vous tiens au courant. Très vite.

Il n’a trouvé rien d’autre à dire, au fond. Après avoir raccroché, une phrase qu’il avait notée dans ses carnets lui a traversé l’esprit, ce devait être en 1936 : « La vie est aujourd’hui plus que jamais une question de courage. » Être remplacé par un jeune, l’idée lui plaît. Il n’a pourtant jamais donné de cours et encore moins de ces cours particuliers pour des élèves triés sur le volet. Master class, comme les appellent les Anglo-Saxons. La pédagogie n’est pas son fort.

Sur une étagère de la bibliothèque, traîne une baguette. Elle a un joli pommeau d’ivoire, usé. Le musicien s’en servait beaucoup quand il débutait, sans cesse en vadrouille dans l’Europe des Années folles. À cette époque, déjà, il percevait le monde comme un désordre, son devenir incertain, inévitablement tragique. Les critiques ne l’aimaient pas, au début. Il faisait trop dérailler les orchestres avec sa manière un peu étrange de les diriger. Se mesurer à ces dangers le rendait fort. Il en avait l’intuition.

— Plus c’est difficile, plus tu t’épanouis, avait dit un jour son ami Ernest. Il faut se dépasser, se démarquer, sinon tu sombres.

Furtwängler sourit à cette pensée d’homme jeune. Aujourd’hui, trente ans plus tard, il lui semble qu’il est devenu las de vivre. Il le sait, il faut descendre du piédestal, n’être plus un modèle, glisser lentement vers le banal, les petits gestes du quotidien qui finissent par remplir tout l’espace parce qu’il ne reste qu’eux.

Tout à l’heure, il ira se promener dans le petit parc qui entoure leur maison. Les fleurs ont déjà fané. Il emportera sa vieille baguette et dirigera quelque chose, devant le vaste néant du ciel. Peut-être l’ouverture de Tristan qu’il connaît par cœur, de bout en bout. Parfois, le décor qui l’entoure apparaît comme peuplé de milliers de petits êtres qui lui chuchotent des multitudes de mélodies, des bribes symphoniques qui se mélangent en une mystérieuse cacophonie. Il en rit presque. On dirait de la musique d’avant-garde, de celle que composent ces jeunes musiciens qui ne respectent plus les règles des anciens. Ceux qui font de la théorie au lieu d’écouter le public, ce puissant souverain, affirme Furtwängler.

Il ne se sent pas vraiment chez lui dans cette Suisse qui fait comme un grand jardin dans lequel tout se trouve à sa meilleure place. L’a-t-il été une seule fois, chez lui, dans ses pénates ? Sa vie ressemble à un courant d’air, une fuite entre deux portes ouvertes. Il songe à ce chalet de Saint-Moritz qu’il a dû vendre, comme tout ce qu’il a possédé. Il aurait aimé le garder, s’ancrer contre les montagnes comme on vient appuyer sa tête malade contre une épaule forte, y venir respirer le souffle des saisons. Le destin a tout emporté.

Furtwängler tord sa baguette à la faire rompre.

— Et puis, tu l’as rencontré.

Et cette image le hante encore et encore. Serrer la main de cet homme qui avait pris le titre de Führer. Parler de Bayreuth avec lui et de l’avenir de la musique allemande. Écouter ses flagorneries. Pourquoi pas ? Il ne serait jamais élu.

— Pauvre imbécile. L’orgueil, ça tue. C’est une certitude.

En pleine apocalypse, il a épousé Elisabeth. Parfois, il la compare à ces fleurs de courage, les coquelicots, dont la beauté parfaite, écarlate comme le sang des hommes, se rit des champs labourés par la guerre. Elle est sa dernière vie.

— Pourrais-tu dire les noms de toutes celles qui ont précédé Elisabeth ? Pourrais-tu dire leurs sourires, leurs éclats de rire, leurs soupirs, leurs désirs et leurs regards qui espéraient ?

— C’est la mauvaise conscience des vieux qui te joue des tours, à présent. Et voilà que tu monologues comme un fou. Les musiciens le sont tous un peu.

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