— Il dirige d’une façon déconcertante. Il faut le suivre. Pour moi, c’était très déstabilisant au début. Il s’en est rendu compte et m’a dit que la musique, c’est comme un cours d’eau. Un fleuve qui coule. Dans les détroits il va plus vite, plus impétueux et même rugissant quand il passe une cascade, plus calme quand il traverse une plaine toute plate. « Furt » ne dirige jamais deux fois de la même façon.
» Sa grande passion demeure la composition. Il a créé sa deuxième symphonie il n’y a pas longtemps. Avec un certain succès. Je crois qu’il est en train de mettre la dernière main à sa troisième symphonie.
Son secret se trouve là, se dit Rodolphe. Il dirige comme un compositeur. La plupart des chefs, comme toi, ne composent pas. Nous ne sommes que des exécutants.
Menuhin non plus n’a jamais composé une seule note de musique.
— Ce qui m’a étonné chez Wilhelm, dit-il, c’est qu’il a toujours été à contre-courant. Un peu à l’envers du monde et de la société des musiciens. Il est rapide quand tout le monde est lent, profond le plus souvent quand le climat est à la frivolité. Je crois que c’est le musicien qui pénètre le plus les œuvres qu’il joue. C’est pour cela qu’il se permet une aussi grande liberté.
— Quelque chose me chiffonne…
— Quoi donc ?
— Il est resté en Allemagne quand tout le monde s’en allait…
Menuhin fait une moue qui trahit son agacement.
— Horowitz, Toscanini et d’autres gloires voulaient lui faire la peau, au moins de manière symbolique. Il faut vraiment tourner cette page. Wilhelm n’a jamais été membre du parti nazi. Il a sauvé beaucoup de musiciens juifs. Si j’avais eu le moindre doute là-dessus, je ne l’aurais pas soutenu une seule seconde.
Discrètement, Menuhin jette un œil vers la pendule du hall.
— Ne le jugez pas, ajoute-t-il. Je sais ce qu’il vous est arrivé et combien c’est difficile. Il faut le regarder différemment. La musique est au-dessus de tout ça…
En quittant le Théâtre des Champs-Élysées, Rodolphe veut marcher, longtemps, dans la banalité des rues où luisent les lumières de Paris. Menuhin a été sublime. Rodolphe a fait un détour par sa loge pour le féliciter.
— Embrassez votre mère pour moi, a dit le violoniste en lui serrant la main avec chaleur.
— Je vais suivre votre conseil et faire le voyage jusqu’en Allemagne, pour voir Furtwängler. Ce ne sera pas facile.
— Je sais, mon ami.
Paris vient d’essuyer une averse. L’air a un goût acide. Les bars tirent les rideaux dans un boucan de ferrailles qui grincent comme des diables, dans leurs recoins de ténèbres. Par les grilles d’aération, parvient le grondement sourd des rames de métro qui rampent sous terre de tout leurs corps écailleux, longs et souples, de serpents métalliques.
Rodolphe est un homme de ressentis, d’émotions, pas un cérébral. Passer après Furtwängler, c’est se faufiler dans son ombre, n’exister que par lui et pour lui. On ne le jugera pas, on le placera sur un plateau de la balance. La mesure est faussée. D’emblée. La gloire est un monstre. Tu vas récolter des coups. Pas des lauriers.
Place de l’Opéra, de grosses flaques se sont formées. Les voitures éclaboussent les trottoirs en faisant un bruit de vagues qui s’échouent sur une grève rectiligne. Il y a deux ans, Rodolphe a dirigé au Palais-Garnier
À cette époque, un critique a dit de lui qu’il était le jeune prodige que la musique réclamait depuis la fin de la guerre. Rodolphe Meister revisite le romantisme, a clamé un autre, lors d’une émission de radio.
La façade du théâtre est plongée dans l’obscurité. La nuit y a plaqué ses mystères. On devine tout juste les bustes des grands compositeurs dans leurs niches rondes, au-dessus des fenêtres flanquées de colonnes. La musique sera toujours une énigme.
39
Le visage de Christa s’est fermé, le regard étrangement fixe et froid. Depuis qu’elle est revenue de Birkenau, elle ne parle presque plus. Une étrangère. Parfois, elle fixe Rodolphe durement, comme si elle lui reprochait sa naissance, d’avoir été un fardeau pour la femme qu’elle fut, d’apparences, d’ombres, de lumières et de masques, qui ne vivait vraiment qu’en scène, donnant sa voix à des héroïnes dont elle ne se débarrassait jamais des habits.
Christa ne quitte que rarement son fauteuil durant la journée, on pourrait la croire morte ou figée dans une cire blême. Rien ne bouge en elle, pas même un battement de cils. La mort rôde, désormais, prête à mordre. Et Rodolphe veut savoir avant qu’elle ne s’en aille. Il la questionne, elle reste murée dans son orgueil.
— Il y a des jours où je te déteste, enrage Rodolphe. Toi et tes secrets de diva. Pourquoi ne me dis-tu pas qui est mon père ? Je ne sais même pas s’il est toujours en vie.