Читаем Berlin Requiem полностью

Elle dépose un dernier baiser sur sa joue toute rouge et sort de la chambre. Les clameurs n’ont pas cessé dans la rue. En se glissant sous la couette lourde, Rodolphe tente d’imaginer les affrontements qui déchirent la nuit de Berlin. Il ne voit que des visages hideux, des nains cruels, comme dans les contes des Nibelungen.

— Père, dit-il tout à coup à voix haute, comme s’il sortait d’un songe. Pas besoin de prénom. Je l’appelle Père, et personne ne le saura jamais.

Il pose le petit buste à côté de lui et ferme les paupières.

5

Le 25 janvier 1933, Wilhelm Furtwängler a quarante-sept ans. Pour son anniversaire, dans sa maison de Potsdam, ses amis jouent la Kindersinfonie de Leopold Mozart et une version revisitée pour quatuor à cordes de l’ouverture du Vaisseau fantôme. Ça ressemble à un mauvais orchestre qui s’échine sur des leitmotive poussifs, comme il y en a dans chaque station thermale pour égayer les malades du foie ou des reins. Furtwängler est aux anges. Il n’a jamais autant ri. La soirée s’étire, personne ne parle de politique. Pour une fois.

Depuis plus d’un an, son mariage part à la dérive. La belle Zitla, épousée en 1929, a pour ainsi dire quitté le domicile conjugal. Elle a des amants, son mari le sait et il s’en accommode. Quand l’amour s’enfuit à toutes jambes, pourquoi le retenir. Ils ne s’aiment plus, c’est aussi simple que ça.


Le 27 février 1933, on joue le Concerto pour violon n° 2 de Mendelssohn dans la salle de la Philharmonie. Furtwängler marche lentement, les mains dans les poches, observe le monde qui l’entoure, s’imprègne de sa musique folle de klaxons, de cloches, de talons de femmes qui claquent au sol et du pas cadencé des chevaux.

Malgré le froid, les rues sont bondées. Dans les angles morts des immeubles, la neige dure et noircie fond lentement en dessinant des filets luisants sur le goudron. La tension est si lourde qu’on s’attend à l’explosion finale. Des bandes de SA défilent entre les vélos et les voitures qui les évitent. Impossible de savoir où ils vont trimballer leur arrogance, ni d’où ils viennent.

Le pays est envahi par des uniformes, des bruns, des fauves, des oriflammes noir et rouge pendent aux fenêtres, avec cette croix ridicule au centre de chacun. Le nombre d’uniformes augmente chaque jour, depuis les élections. Pareil pour les drapeaux.

Furtwängler fend la foule qui s’est agglutinée autour d’un crieur de journaux. Des policiers patrouillent, raides et sévères dans leurs uniformes verts. Les gros aigles de fer sur le front de leurs képis jettent des éclats dans le soleil rasant de la fin de journée. Des SA marchent à leur côté, un chien en laisse, la gueule bavant dans une muselière.

Les troncs des tilleuls sont couverts d’affiches électorales. On vote à nouveau, en mars. Pour l’instant, Hitler est chancelier du Reich. Cette vieille baderne de von Hindenburg l’a appelé. Il ne le restera pas longtemps, chancelier, Wilhelm Furtwängler en est sûr, comme tout le monde autour de lui. Le vieux maréchal a mis le petit caporal à la tête d’un gouvernement fantoche pour s’en servir et le manipuler telle une marionnette.

Il y a quelques nationaux-socialistes au Berliner, ils se tiennent calmes. Le chef d’orchestre a le sentiment d’être observé. Un violoniste juif lui a dit qu’il quitterait l’Allemagne si les nazis restaient au gouvernement. Un autre musicien, un tromboniste, affirme que le Zentrum, le parti catholique du centre, a décidé de laisser Hitler au pouvoir jusqu’aux nouvelles législatives qui doivent avoir lieu en mars.

— Les nazis vont perdre deux tiers de leurs voix. Ce sera le chef de notre parti qui sera élu. Il n’y a aucun doute !

Mendelssohn, Goebbels affirme que c’est de la musique de Juif, une pâle imitation des grands génies allemands. Il a promis de le retirer bientôt du répertoire car le peuple allemand s’est réveillé. Bannir le grand Mendelssohn, comme Hindemith ou Schönberg, dégénérés eux aussi. Tous des amis proches de Wilhelm Furtwängler. Il n’y a que de la bonne ou de la mauvaise musique, a déclaré le maestro à un journaliste. Pas de races, en matière d’art. Il n’a pas osé dire que la politique, c’est pour les idiots.

Arrivé dans les coulisses du grand théâtre, il lance, de sa voix grave, son traditionnel :

— Bonsoir, messieurs !

Une voix trop aiguë, revancharde, s’échappe d’entre les musiciens qui ajustent leurs vestes de costume :

— On ne dit plus bonsoir, mais Heil Hitler !

— Messieurs, réplique Furtwängler, en cherchant des yeux l’importun, je ne crois pas qu’on doive dire cette chose ici aussi.

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