— Je suis concierge. Cette nuit, des policiers m’ont fait ouvrir tous les appartements. Ils ont fouillé tout l’immeuble et ils ont tiré de leurs lits tous les communistes. Je n’aurais pas imaginé qu’il y en avait autant, de cette vermine, autour de moi.
— Les cocos, je ne les aime pas, dit un autre type qui fume une pipe de terre cuite. Mais je ne crois pas que ce soit eux. Vous les imaginez mettre le feu et rentrer tranquillement dormir dans leurs foyers ?
Rodolphe presse la main d’Eva qui n’a pas dit un mot de toute la conversation.
— Je voudrais aller à Tiergarten.
— Pas aujourd’hui.
Une fourgonnette de la police passe à toute vitesse en direction du parc.
— Ce n’est pas un bon jour pour se promener, Petit Homme. On va rentrer, tu me joueras un peu de piano.
Rodolphe va pour faire un caprice mais Eva l’arrête d’une moue contrariée. Elle lui a appris qu’il était maintenant trop grand pour se laisser aller à ce genre de comportement. Il a tout juste huit ans.
Le dimanche 5 mars 1933, quelques jours seulement après l’incendie du Reichstag, se tiennent les élections. Rodolphe et Eva écoutent à la radio les premiers résultats du dépouillement. Le parti de Hitler remporte presque la moitié des voix.
Suivent des discours-fleuves, des musiques grandiloquentes que Rodolphe n’aime pas. Ça bat de la grosse caisse, du tambour, sur des airs de fifres et de gros trombones. Et puis le
En milieu d’après-midi, il se penche à la fenêtre. Dans les rues, des colonnes de SA vont d’immeuble en immeuble et frappent aux portes. Les concierges ouvrent. Une colonne s’engouffre et ressort quelques instants plus tard avec un homme ou deux en civil, parfois avec des femmes, menottes aux poignets.
— Ils vont venir ici, se dit Rodolphe. Ils vont tout fouiller et trouver des ennemis. Peut-être le voisin du troisième qui ne parle jamais à personne. Peut-être que c’est un communiste ?
Quatre SA s’arrêtent devant la porte d’entrée de son immeuble. Le concierge sort dans la rue, ils discutent un moment. L’un des SA lève la tête et aperçoit Rodolphe. Un instant, ils s’observent l’un l’autre. Puis les quatre miliciens se remettent en route sans avoir pénétré dans le hall d’entrée. Rodolphe referme la fenêtre.
6
Furtwängler se réveille de mauvaise humeur. Comme une complainte, le vent s’est levé avec l’arrivée du jour et charrie une odeur de décombres calcinés depuis le centre de Berlin, un parfum acide et noir.
Le maestro enfile sa robe de chambre, les cheveux en bataille, passe quelques coups de fil. Le premier est pour le régisseur du Philharmonique. Une tournée s’annonce, l’organisation n’est pas le fort du chef d’orchestre. Sa secrétaire, Berta Geissmar, s’en occupe. Mais pour combien de temps ? songe soudain Furtwängler. Si les nationaux-socialistes parviennent à renverser la démocratie, Berta sera licenciée, elle est juive et doit partir, comme ils disent dans leurs torchons de propagande.
Le téléphone sonne, encore et encore. Des musiciens, juifs pour la plupart, inquiets pour l’avenir. Bruno Walter a décidé de quitter l’Allemagne selon les résultats des élections. Il sera suivi par d’autres, le maestro en est sûr. Szimon Goldberg, le super-soliste, a prévenu, lui aussi.
— J’ai entamé des démarches pour quitter l’Allemagne.
— Où irez-vous ?
— En France, en Angleterre ou aux États-Unis. Je ne sais pas encore. On m’a déjà proposé du travail.
Comment est-ce possible ? Les meilleurs vont partir. Furtwängler rumine depuis l’arrivée des « cochons », comme il les appelle, dans les coulisses de l’État. Goebbels, le faux arien au regard noir, les cheveux comme une aile de corbeau et qui boitille. Il fait des bonnes manières à Furtwängler. Comme Göring qui a voulu le rencontrer. Ce héros de la Grande Guerre se pose en passionné de musique. C’est un type qui a fait des ravages dans l’aviation ennemie. Il est obèse et porte des uniformes comme d’autres des costumes extravagants. Un traîneur de sabre, en fait, qui n’entend pas grand-chose à l’art. Et leur chef, l’homme rencontré quelques jours auparavant, au Kaiserhof, si sûr de sa victoire. Lui non plus n’a pas grand-chose à dire, mais c’est peut-être là son secret. La populace n’a pas besoin de plus que des slogans simplistes.
Furtwängler a qualifié le national-socialisme de « grosse cochonnerie » et Hitler d’« ennemi public ». Otto Klemperer lui a conseillé d’envisager un départ.
— Tu risques de payer cher ton courage.
Le chef d’orchestre a été touché par ces mots.
— Pars, Wilhelm. Ne te crois pas intouchable.
— Partir ? Jamais. Ma vie est ici. Si nous abandonnons l’Allemagne, ils auront les mains libres. Nous représentons toujours quelque chose d’important pour notre public. Il faut résister à cette vague de bêtise qui contamine notre peuple. Ça passera.
— Puisses-tu être entendu, Wilhelm…
Un dernier appel. Christa Meister.
— Que se passe-t-il, à Berlin ?