Rodolphe ouvre la boîte. Des barres de pâte sont alignées entre du papier de soie qui chuinte quand il le déplie délicatement. Il y en a des rouges, des bleues, des noires. Rodolphe est heureux, il cherche à partager son bonheur dans les yeux grandioses de sa mère. Elle sourit avec une sorte de tristesse. L’enfant saisit un bloc de pâte noire et le pétrit nerveusement entre ses doigts longs et fins.
— Fais attention, tu vas trop le déformer !
Rodolphe serre très fort la matière molle, jusqu’à ce qu’elle déborde de ses doigts crispés. Une larme coule sur sa joue. Christa le presse contre elle en lui caressant les cheveux. Ses seins ont une odeur de poudre à fard et de fruits gourmands.
— Ne pleure pas, mon Prince.
— Je veux aller dans ma chambre.
— Oui, il est tard. File. Demain, on ira sur les manèges, après la porte de Brandebourg. Les grandes balançoires et les tourniquets qui tournent dans le ciel.
Rodolphe s’enferme et pose son cadeau sur le gros coussin à fleurs de son lit. Des gouttes de pluie tapotent sur les vitres floues des fenêtres de la chambre. Le vent s’engouffre dans la Friedrichstrasse. À côté de son lit, s’empilent de beaux livres d’images, des récits de chevaliers, la légende sombre des
La vieille cabane, près du petit lac, est celle de la sorcière, à n’en pas douter. Parfois, quand le brouillard pèse sur la forêt, on la croirait couverte de sucre glace, comme les pâtisseries du dimanche. Il lui semble voir un père qui cherche son enfant prisonnier du charme de la méchante femme.
Rodolphe ouvre la fenêtre de sa chambre. Une grande rumeur s’élève dans Berlin. On se bat, à coup sûr. Les types crient tellement fort que le petit garçon ne comprend rien à ce qu’ils vocifèrent. Ce doit être des histoires d’élections. On se tape du côté du Panopticon, le musée de la cire. Rodolphe y a vu des centaines de sculptures de grands personnages grandeur nature, tous les Hohenzollern, la famille impériale, au grand complet et en habits d’apparat.
Il referme la fenêtre et s’assoit sur le bord de son lit. Le bloc de pâte qu’il a déformé ressemble à un étrange monstre, long et difforme. Ses doigts ont formé de grosses écailles. Il en fait une boule, qu’il allonge comme une tête humaine. Pourquoi ne pas faire une tête d’homme ? Pas facile. C’est pour cela qu’il a commandé de la pâte à modeler. Fabriquer, dans le secret de ses jeux, ce dont la vie le prive. Il s’y reprend plusieurs fois, n’arrivant pas à faire une forme bien ronde pour enfin la sculpter. Il pourrait attendre que sa mère ou Eva viennent à son secours, mais il s’y refuse.
— C’est moi seul qui dois sculpter.
Au bout d’une heure, un visage se forme, long et avec des joues creuses, les yeux en accents circonflexes. Le nez n’est pas encore fait. C’est le plus difficile car il le veut long et fin. Pourquoi ? Il ne le sait pas. Dans son esprit, cet inconnu possède pareil appendice. Pas un pif à la Pinocchio qui s’allonge au fur et à mesure qu’il ment. Non, un nez d’homme franc et tumultueux. C’est comme ça qu’il le voit.
Sa mère entre à pas feutrés et s’installe à côté de lui. Il ne la regarde pas, contrarié de la voir s’introduire dans ses secrets.
— Et les cheveux, comment vas-tu les faire ?
Sa voix est douce et grave, tragique, comme quand elle chante les
— Je crois qu’il ne doit pas beaucoup en avoir, des cheveux, marmonne Rodolphe. Il est vieux.
Une déflagration sourde fait trembler les vitres de la chambre. On dirait une bombe qui aurait explosé du côté du Reichstag. Une sirène de police monte de la rue, suivie d’une déflagration.
— Ces cochons de nationaux-socialistes ont encore provoqué des bagarres, grogne Christa. On va sûrement relever des morts, demain.
Elle pose sa main sur l’épaule de Rodolphe. Il frissonne.
— Comment vas-tu l’appeler, ta première petite sculpture ?
Il cherche ses mots, la mine boudeuse. Trouver un prénom, n’importe lequel, juste pour plaire à sa mère. Rien ne lui vient à l’esprit.
— Je ne sais pas. Je ne sais même pas si je vais la garder.
— Il ne faut pas la détruire. C’est ta première œuvre d’art.
— Mon art, c’est la musique. Et rien d’autre.
Rodolphe a parlé avec une telle fermeté que sa mère a retiré sa main.
— Tu seras un grand musicien. J’en suis sûre. Le plus grand de tous, et mon rêve de te voir sur la scène du Staatsoper, dans un beau costume, se réalisera.
— Le même que celui de Furtwängler ?
— Oui.
— Mais ça ne lui va pas !
— C’est vrai, il est un peu trop maigre.