Szymon Goldberg a baissé la tête, le chef le regarde furtivement. Les yeux du soliste fixent son archet. Tout le poids de la soirée repose sur ses épaules. Le
— Messieurs, lance le régisseur. Nous commençons.
Furtwängler entre le premier et, une fois au milieu de la scène, d’un signe du bras, invite Goldberg. Les applaudissements redoublent. Le soliste regarde la salle et s’incline, la poitrine serrée.
Les premières mesures ne lui posent pas de problèmes, elles viennent tout de suite, pas de longues phrases d’orchestre comme chez Beethoven ou Brahms. Il entre immédiatement dans cette œuvre immense que tout le public connaît. Le tempo de Furtwängler lui va à merveille, pas trop rapide pour trouver l’élégance des premières mesures. Une sorte de colère le porte. Son jeu s’affûte. Il ne grignote pas la moindre croche. Quand vient le deuxième mouvement, Furtwängler marque une courte pause, quelques secondes. Szymon Goldberg regarde une dernière fois Furtwängler et ferme les yeux. Les mesures du début sont très faciles, mais elles demandent tout le cœur. C’est là qu’on juge les très grands violonistes. Et, ce soir-là, Goldberg est digne de ses prestigieux anciens.
Quand Furtwängler sort du Staatsoper, à la nuit, la tension de la fin de journée s’est libérée, furieuse. Un immense incendie s’élève dans le ciel. La porte de Brandebourg, au bout de l’avenue, rougeoie. Les branches griffues des tilleuls jettent des ombres de monstres de cinéma. Le Reichstag est en flammes.
Une odeur de fumée, âcre et lourde, se répand dans les rues. Dans Friedrichstrasse, les passants crient. Rodolphe ouvre la fenêtre. Des sirènes de pompiers hurlent dans la rue. Eva s’est levée.
— On dirait que cela vient de la porte de Brandebourg, dit-elle.
— C’est un incendie ?
— Oui, Petit Homme.
— Je veux le voir.
Eva refuse, Rodolphe insiste.
— Bon, d’accord ! Mais tu ne diras rien à ta mère.
Dans la rue, les gens courent en direction d’Unter den Linden.
— Le Reichstag est en flammes ! hurle un vieux qui se tient sur deux béquilles.
Eva tient fermement la main de Rodolphe. La nuit de février est froide, par endroits le sol verglacé luit, blafard. Passé la porte de Brandebourg, la chaleur devient suffocante. D’immenses flammes percent la coupole du Reichstag à travers les poutrelles d’acier qui s’effondrent les unes après les autres.
— Ce sont les communistes qui ont mis le feu ! crie une femme dont le visage s’illumine à la lumière de l’incendie. Les communistes et les Juifs.
Eva s’arrête, les larmes aux yeux. Son regard cherche l’inscription qui disparaît dans la fumée :
— C’est quoi, les communistes ? demande Rodolphe.
— Ce sont les ennemis du Reich allemand, Petit Homme. Nos pires ennemis.
Une cloche sourde sonne. Une voiture des pompiers fend la foule. Une partie du toit vient de s’écrouler dans un gigantesque bruit de ferraille qui résonne derrière la façade calcinée.
— Rentrons, ordonne Eva. Je ne veux pas voir ça plus longtemps.
Cette nuit-là, Rodolphe met du temps à s’endormir. Le ciel vacille derrière les rideaux de la grande fenêtre de sa chambre. Il serre Père contre lui, sans même lui parler, et ne s’endort qu’une fois l’aube levée, avec la certitude du jour.
En fin de matinée, les murs se couvrent d’affichettes qui accusent les communistes d’avoir incendié le siège du Parlement. Le crieur de journaux, qui se tient toujours devant l’arrêt du tramway, annonce, en brandissant son canard au-dessus de sa tête, que le coupable a été arrêté.
Rodolphe demande à Eva de l’emmener voir les restes du Reichstag. Un cordon interdit l’accès au bâtiment. Une haleine de cendres emplit les rues alentour. Il se répand un étrange lamento, lointain, qui monte de la ville. Un vieil homme s’approche de Rodolphe.
— Ces incendiaires veulent mettre le feu à tout Berlin.
Effrayé, Rodolphe s’accroche au bras d’Eva.
— Avez-vous entendu le docteur Goebbels à la radio, ce matin ?
— Non, répond Eva.
— Ils tiennent déjà le coupable. C’est un communiste hollandais qui a fait le coup. On a trouvé dans sa poche la carte du parti.
Une autre femme dit :