Entre-temps, Furtwängler est parti en tournée une dizaine de jours : Leipzig, la Belgique et les Pays-Bas. En son absence, Göring, le ministre président de Prusse, a nommé un homme à lui au Staatsoper Unter den Linden dont il est à présent le maître absolu. Göring contrôle tous les opéras de Prusse. Il veut une soirée éblouissante pour le
Ce sera
7
Une grande porte de verre s’ouvre. Un homme s’agrippe à la poignée en laiton, ivre. Eva tire Rodolphe à elle. Un chant triste s’échappe des chaleurs acides de la brasserie, des vapeurs de nostalgie. Les vieux du front de France chantent, l’œil humide, cœur en berne. Des gueules cassées, tous, l’âme en mille morceaux, des yeux crevés, des amputés. De la glaise de tranchée dans la voix.
Rodolphe s’arrête et observe.
— Ce n’est pas de ton âge, dit Eva. Viens.
Rodolphe résiste. Les vétérans attaquent le deuxième couplet, les larmes troublent la mousse épaisse de leur bière. Ils en ont les yeux rouges, ces blafards de la grande défaite, et frappent du poing sur les tables de gros bois pour lancer d’autres chansons de gaillards vaincus. De la belle mélodie, à en crever le monde. Il n’y a pas mieux pour bouleverser un musicien.
Rodolphe a huit ans. Il comprend, le cœur serré, cette grande blessure jamais refermée de ces vieux soldats vaincus, à qui on a pris leur honneur. Ils réclament vengeance. Ne plus être à genoux.
Rodolphe porte un pantalon traditionnel, court, une veste à la mode bavaroise, d’un vert de sapin avec une petite chaîne d’argent sur la poitrine. Ce soir, il va voir sa mère qui chante au Staatsoper. Son fauteuil est à l’orchestre, deuxième rang. Il n’a jamais vu la scène d’aussi prêt. Son voisin de gauche est un officier supérieur de la Wehrmacht, en grand uniforme. Rodolphe le regarde à la dérobée, curieux. Ça impressionne les enfants, les militaires avec des galons en argent et une croix de fer sur la poitrine. Le soldat feuillette un carnet sur lequel sont tracées des notes d’une écriture rigoureuse. D’autres officiers, plus loin, plaisantent entre eux. Ils portent des uniformes noirs. Un drapeau rouge frappé de la croix gammée est accroché au balcon de l’ancienne loge du Kaiser. La dernière fois que Rodolphe est venu au Staatsoper, il n’y avait pas de drapeaux et pas d’uniformes.
Eva s’est installée à droite. Son parfum sucré titille les narines de Rodolphe. Il trouve qu’il flatte la tendresse de son visage.
— Pourquoi leurs uniformes sont-ils tout noirs ?
— Ce sont des SS, murmure Eva. L’escadron de protection. Les unités spéciales de notre bien-aimé Führer.
Rodolphe les espionne du coin des yeux, fasciné.
Un Bösendorfer grand-queue, un
— C’est le même qu’à la maison, chuchote Eva. Mais en noir.
La lumière s’abaisse, ça toussote de rangée en rangée. Les dorures de l’immense salle s’estompent dans la pénombre comme la netteté du monde qui disparaît au crépuscule. Il ne reste qu’un halo sur scène. Le pianiste entre et salue, petit homme aux mèches rebelles qui semble avoir des bras trop longs. Christa Meister le suit à quelques pas. Ce soir, elle chantera des lieder de Schubert et des airs d’opéras. Wagner et Verdi. Maman est d’une beauté irréelle, se dit Rodolphe, dans sa robe de soie amarante.
Tout à coup, un frisson parcourt le public. Une porte s’ouvre au balcon. Un homme apparaît, raide et souriant. Pour Rodolphe, c’est le même que celui qu’il voit partout, sur les murs et les colonnes de réclames. Tout le monde, même le pianiste, se lève et tend le bras.
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