Le 10 mai 1933, Christa Meister répète
— Je suis en pleine maîtrise de mes moyens, a-t-elle déclaré à un journaliste de Radio Berlin.
Dans l’après-midi, Rodolphe l’a accompagnée. Il s’est assis dans la salle et a écouté, fasciné par la force qui se dégage du chant. Ce soir, commencent les répétitions avec l’orchestre. Strauss en personne dirige son propre opéra.
Christa a présenté son fils au compositeur. Rodolphe a été impressionné par l’aura du musicien qui est âgé et un peu lent. Un homme replet, avare de sourire, tout chauve, lui aussi. Un grand ami de Furtwängler mais pas du tout le même caractère. Une sorte de survivant d’une époque où les génies de la musique se bousculaient à Berlin, Paris ou Vienne.
— J’ai dit au Maître combien tu joues remarquablement du piano. Il veut t’entendre. Travaille quelque chose.
— Mais que vais-je jouer, Maman ?
— Un de ses lieder. Je chanterai avec toi. Comme ça, il sera séduit. Après, tu pourrais jouer du Liszt. Il aime beaucoup et il est très gentil, tu verras.
En sortant de l’opéra, en fin d’après-midi, Christa voit que des étudiants se massent devant l’entrée de l’université Humboldt. Elle n’y prend pas garde. Depuis que les nazis sont au pouvoir, les défilés, de jour comme de nuit, se répètent, plusieurs fois par semaine. L’Allemagne marche au pas. En un claquement de doigts, tout a changé, jusque dans le cœur des Allemands. Furtwängler a qualifié cette politique de cochonnerie. Goebbels a menacé le maestro mais le Führer a tranché : personne ne touche à l’idole des Allemands. Comme Strauss, Furtwängler fait désormais partie des projets nazis. La nouvelle Allemagne se doit d’avoir ses monuments, vivants si possible. Les deux hommes deviennent son escorte sonore.
En entrant à la maison, Christa voit sur le lit de son fils un brassard frappé de la croix gammée.
— Qui t’a donné ça ?
— C’est Eva, mais c’est moi qui le lui ai demandé.
— Et je peux savoir pourquoi ?
— Tous les copains à l’école en ont un. Y en a certains qui le portent jusqu’en classe. Le maître ne leur dit rien. Au contraire, il trouve cela épatant.
— Et qu’en pense Eva ?
Rodolphe hausse les épaules en guise de réponse. La question est stupide. La colère monte dans le regard de sa mère. Il déteste la contrarier, surtout pour des broutilles. C’est comme déchirer quelque chose au plus profond de lui-même.
— Elle te met de mauvaises idées dans la tête, cette Eva.
— Ce n’est pas vrai. Elle s’occupe très bien de moi. C’est moi qui ai voulu. Maintenant ce sont les nationaux-socialistes qui gouvernent l’Allemagne et je trouve que ça a une fière allure.
Christa s’accroupit pour se mettre à la hauteur de son fils. Il ne l’a jamais vue pleurer à cause de lui, auparavant. Il en ressent comme un sentiment de puissance, une sorte de vengeance diffuse pour toutes ses absences, tous les appels téléphoniques qu’elle n’a pas passés. Pour tous ses secrets et ses mensonges.
— Ce matin, Bruno Walter m’a téléphoné. Le Bruno que tu aimes tant quand il vient à la maison. Il va quitter l’Allemagne. Tu sais pourquoi ?
Rodolphe secoue la tête.
— Parce qu’il est juif. Et qu’être juif, dans ce pays, ce n’est plus tenable. Un grand chef d’orchestre comme lui. Klemperer va suivre, c’est certain. Tu te rends compte ! Ils vont être des milliers comme lui. Beaucoup de nos grands savants et de nos meilleurs musiciens…
Rodolphe ne répond pas. Il comprend vaguement que sa mère n’a qu’une chose en tête : qu’il n’attrape pas « la peste brune », comme elle l’a déclaré le lendemain des élections.
— Et Furtwängler ? demande Rodolphe.
— Il vient de diriger
La voix de Christa est froide.
— Est-ce que tu veux venir à la répétition ce soir ? Demain tu n’as pas école.
— Oui, Maman.
Sur Unter den Linden, des groupes hétéroclites se sont formés. Tous marchent en direction de l’Opernplatz. Beaucoup de jeunes en chemises kaki, brassards au bras. Des hommes plus âgés aussi, des membres de la SA avec des casquettes vissées sur leurs crânes. Et des policiers un peu partout. Certains passants reconnaissent Christa et la saluent respectueusement.
Ils marchent sur deux cents mètres jusqu’à l’Opernplatz. Les SA ont formé des cordons autour de l’université Humboldt. Christa ne se sent pas rassurée. Son visage est connu. À tout moment, elle peut être prise à partie.
— Que se passe-t-il ? demande-t-elle à un vieux monsieur qui tient son chapeau de paille dans sa main.
— Le docteur Goebbels doit venir faire un discours d’un moment à l’autre.