Il connaît des généraux de la Wehrmacht, des galonnés qui l’admirent et ne ratent pas un concert. De vrais amis pour certains, qui lui ont parlé des sympathies des magnats de l’industrie pour le nouveau régime. C’est nouveau, Hitler va manger à présent au râtelier de Krups et d’IG Farben. Dans les soirées mondaines, il n’apparaît pas, le petit caporal dont se moque Hindenburg. C’est Göring qui fait le paon. Furtwängler l’a croisé une fois ou deux, lors de galas, en compagnie des géants du métal ou de la chimie.
Le téléphone sonne.
— Wilhelm, c’est Christa. Je ne peux pas chanter à Bayreuth cette année.
— Que se passe-t-il ? Tu es malade ?
— C’est ce que je vais dire, en tout cas.
— Je ne comprends pas vraiment.
— Voyons Wilhelm, ne fais pas le naïf. Ils ont massacré des centaines de SA. Pour moi, chanter devant ces types est tout simplement impossible.
Furtwängler marque un silence. Au-dessus du piano, une peinture le représente assis, une partition à la main, quand il faisait ses débuts de chef d’orchestre à la tête du Philharmonique de Berlin, dix ans plus tôt. Un portrait très réaliste, il semble sérieux et décidé. Son regard est comme décalé, on dirait qu’il n’arrive pas à fixer celui qui le croise.
— Flagstad risque de te remplacer, dit-il d’une voix pâle. Elle est prévue pour Sieglinde dans
Christa Meister souffle de colère dans le combiné.
— C’est tout ce que tu trouves à me dire ! Des problèmes de distribution et de carrière ! Réveille-toi, Wilhelm, tout notre pays est en train de basculer dans la tyrannie. Moi, je n’irai pas faire la buse devant ces messieurs. Comment être Brunehilde devant Göring ? Le voir là, devant moi, dans son costume d’opérette ! Avec ses cheveux gominés et sa graisse qui lui sort de partout. Et monsieur Hitler, qui va venir en grand habit, tout noir, chemise blanche et nœud papillon. Il va faire une apparition au balcon et la foule tendra le bras pour le saluer. Et moi, je vais faire quoi ?
Furwängler écoute. La gorge nouée. Il n’a jamais fait le salut nazi et ne le fera jamais.
— Comment oseront-ils faire des bonnes manières, cet été ? Ils viennent d’assassiner on ne sait combien de SA, et Röhm lui-même. Ceux qui avaient mis le pays à feu et à sang pour les faire élire. Leur chef était l’ami du Führer. Il faudrait quitter le pays, tout de suite… Mais c’est tellement difficile, n’est-ce pas ?
Christa sanglote. Furtwängler est ému, il ne l’a jamais connue dans cet état. Il pense à sa mère qui vit à Heidelberg, à Friederike, sa fille, qui va bénéficier d’une loi de ces foutus nationaux-socialistes. Il pense à Bruno Walter qui a déjà fui parce qu’il est juif et ouvertement antifasciste. Et tant d’autres qui partiront.
— Pour moi, c’est impossible de quitter mon pays. Si on abandonne, que va devenir l’Allemagne ?
— Tu crois qu’en faisant de la musique on va changer les choses ?
— Oui, je le crois. Tout cela ne va pas durer. Et puis, je déteste la politique, tu sais.
Christa Meister raccroche. Eva est allée se promener avec Rodolphe, jusqu’à Tiergarten. Il va encore revenir avec des petits cailloux dans ses poches.
— Pourquoi fais-tu cela ? lui a-t-elle demandé un jour.
— Pour ne pas perdre mon chemin. On ne sait jamais, si je me retrouve tout seul.
— Mais tu ne seras jamais seul, mon Prince !
— Quand on n’a pas de Papa, on est déjà un peu seul.
Elle n’aime pas voir le visage de Rodolphe qui se cadenasse, son cœur qui se ferme à elle. Elle a pleuré ce jour-là. Elle pleure encore, dans le secret des chambres de palace où elle descend, mois après mois, tournée après tournée. Seule la mère est sûre, lui a dit un jour son homme de loi. Elle l’aurait giflé. Le mois où il a été conçu, elle avait plusieurs amants. Elle est incapable de se souvenir de tous les visages. Elle était dépressive, comme disent les disciples du docteur Freud. Le sexe l’éloignait loin de ses angoisses et de ses démons. Ce n’est pas facile d’affronter le public et la lumière. Cette douleur dans le ventre avant de devenir Isolde ou Desdémone, femmes divines qui savent souffrir dans le sublime de la musique. Ses plus grands rôles. Elle n’a jamais su aimer comme ces héroïnes qu’elle incarne pour un soir de spectacle. La vie, ce n’est pas des mots posés sous les lignes d’une partition. Elle ne chante pas, la vie, elle blesse.
Dans le parc de Tiergarten, Rodolphe observe les cygnes qui mendient sur la berge. D’ordinaire, il emporte toujours un peu de vieux pain pour le leur donner. Il n’en a pas aujourd’hui. Les grands oiseaux s’approchent en l’apercevant, puis se détournent.
— Nous devons rentrer, dit Eva. Il va bientôt être l’heure de dîner.