La nouvelle administration a signifié à Furtwängler l’obligation d’arianiser son orchestre. L’ordre vient de Goebbels lui-même, le nouveau ministre de la Culture. Plus aucun Juif ne doit figurer dans aucun orchestre.
— Goebbels dit beaucoup de choses, tout est négociable avec lui.
Furtwängler sait convaincre le nouveau ministre sur beaucoup de sujets. En droit, le docteur Goebbels a la haute main sur l’orchestre, dans les faits, c’est Furtwängler qui gouverne. Le Philharmonique est devenu son objet au fil des années, il décide tout et ne laisse personne lui faire de l’ombre. Goebbels assure une position confortable aux musiciens, une sécurité qu’ils n’avaient plus. Le chef d’orchestre garde tout son pouvoir.
— Vous pouvez rester. Je peux aller voir Goebbels et lui parler, il m’écoutera. J’ai encore de l’influence.
Goldberg dévisage froidement Furtwängler, d’un regard comme un point d’interrogation, où la tristesse se mêle à l’exaspération. Le chef est donc d’une naïveté déconcertante, incapable d’admettre que, au jeu des luttes d’influence, il finira par perdre. L’orgueil l’aveugle.
— Si je reste, ils finiront par me tuer ou me jeter en prison.
Furtwängler se lève. Son bureau lui semble étroit tout à coup. Il y empile des partitions depuis presque vingt ans. Des dossiers traînent un peu partout. Il n’y a guère que Berta Geissmar qui s’y retrouve.
— Qu’allez-vous faire ? Retourner en Pologne ?
Goldberg a un sourire amer.
— Impossible. Les Polonais non plus n’aiment pas les Juifs. Non, ce n’est pas une solution, vous le savez très bien.
Furtwängler secoue la tête comme pour chasser de mauvaises idées.
— Je vous protégerai, insiste-t-il d’une voix sombre. J’ai beaucoup de relations, y compris dans l’armée. Tout n’est pas perdu. Je peux encore m’exprimer. La politique, vous savez, ça va ça vient. Les nazis ne resteront pas toujours au pouvoir.
Goldberg n’ose pas regarder le directeur du Philharmonique de Berlin dans les yeux.
— Vous n’êtes pas juif, monsieur. Vous ne savez rien des persécutions.
Furtwängler se rassoit, pose ses deux coudes sur la table et joint les mains pour y appuyer son menton.
— J’aimerais que vous jouiez le concerto de Mendelssohn, la saison prochaine. Je crois que vous êtes le meilleur pour cette pièce.
Goldberg reste un instant silencieux, ses yeux parcourent les partitions étalées sur le bureau de Furtwängler. Aucune expression ne trahit ses sentiments.
— C’est impossible, dit-il froidement. Je dois résilier mon contrat.
Furtwängler a un geste d’agacement. Ses doigts fébriles trahissent l’agitation de son esprit.
— Vous ferez comme vous voudrez.
— Je ne veux pas que la police vienne m’arrêter au Philharmonique. J’ai déjà reçu des menaces. Dans une semaine, peut-être deux, je serai en France avant de rejoindre l’Angleterre.
— On va vous demander pourquoi vous souhaitez résilier votre contrat. On risque de vous refuser votre visa de départ si jamais vous dites que vous nous quittez par peur des représailles antisémites.
— Je sais. Ce n’est pas facile. On va être licenciés et on risque l’internement, ma femme et moi.
— Comment allez-vous faire ? Vous êtes un personnage très connu !
— Je vais organiser une conférence de presse avec surtout des journalistes américains où je déclarerai que je quitte l’orchestre parce que je ne peux pas concilier ma carrière de soliste et mon travail de premier violon solo de l’orchestre.
— Quand comptez-vous faire cela ?
— La semaine prochaine.
Furtwängler serre les mâchoires. La colère le submerge, il tente de se contenir.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous, monsieur Goldberg ?
— Rien, je vous remercie. Vous avez déjà fait beaucoup.
Furtwängler ne cherche pas à cacher sa déception. Le meilleur élément de son orchestre s’en va. Il faut se rendre à cette évidence. Personne pour le remplacer vraiment. Gilbert Back, premier violon, va partir lui aussi. Nikolaï Graudan, premier violoncelle solo, va le suivre. Ils ne sont pas nombreux, les Juifs du Philharmonique, mais ce sont parmi les meilleurs éléments.
— Cette saison, j’ai programmé le
Le chef d’orchestre tambourine de ses longs doigts sur la table.
— Je ne sais pas combien de temps nous pourrons tenir. Nous vivons tous au présent depuis que ces imbéciles ont pris le pouvoir. Vous n’imaginez pas la pression que fait peser ce régime sur mes épaules. En permanence, j’ai Göring et Goebbels sur le dos. Pas une semaine sans qu’ils me téléphonent. Je suis au centre de leurs querelles, comme un bout de ferraille entre le marteau et l’enclume.
— Je vous comprends. Au revoir, Maître. Je serai aux répétitions, cette semaine.
Le soliste magnifique se lève. Ses yeux sont humides. Il se dirige vers la porte et l’ouvre d’un geste hésitant.