— Et ils ne trouveront rien à redire. Parce que ce n’est que de la musique et qu’au fond elle n’est pas plus dégénérée qu’autre chose. Une partition exprime des sentiments et des émotions, moins des idées. Un livret, c’est autre chose.
— Oui, bien sûr… Tu as raison.
— J’ai lu ce livret, Wilhelm.
— Moi aussi, forcément.
— Le personnage de Mathis lutte jusqu’au bout. Il défend la cause des opprimés…
— Mais ils finissent par se retourner contre lui !
— Oui ! Mais Mathis comprend que c’est dans son art qu’il peut le mieux servir l’humanité. Et il en meurt, tu comprends. Pas de concessions.
Furtwängler ne sait pas quoi répondre. Le sujet de l’opéra le renvoie à lui-même, les mots de Christa le blessent. Il en a fait, des concessions, à Goebbels, et il en fera encore. Le ministre est redoutablement intelligent, pour garder le chef il peut lâcher un peu de lest. C’est le prix à payer pour rester en Allemagne.
— Hindemith va partir, ajoute Christa. Tu peux en être sûr.
— Je le pense aussi.
— Méfie-toi de Goebbels, Wilhelm. C’est le plus dangereux de tous.
— Je sais.
Goebbels a compris que Furtwängler restera jusqu’à l’extrême limite. Il a senti que les idées du chef, son engagement contre le régime, se confondent avec son orgueil d’artiste qui veut tout diriger et qui n’aime pas être contredit. Les idées dans une main, dans l’autre l’ego. Il sait que Furtwängler ne partira pas d’Allemagne car il craint de perdre son statut de demi-dieu. Les jeunes loups comme Karajan n’attendent que ça.
Depuis 1933, Göring veut s’approprier le chef d’orchestre. Goebbels n’a jamais pu cacher sa rivalité envers le maréchal obèse. Göring a nommé Furtwängler conseiller d’État, titre prestigieux mais vide, irrévocable. Göring est un vrai prédateur, il sait s’y prendre pour piéger les hommes qui aiment les honneurs. Le titre de conseiller d’État ne peut pas être annulé sans une décision spéciale du Führer, et en cas de meurtre ou de trahison. Pour compromettre une personnalité, il n’y a pas mieux. De son côté, Goebbels, dès son arrivée au pouvoir, bombarde le célèbre musicien de titres : Reichskultursenator, vice-président de la Reichsmuzikkammer. Le musicien accepte, parce qu’il a toujours été un homme d’influence.
La rivalité entre Göring et Goebbels prend des tournures perverses. Göring interdit l’opéra de Hindemith parce que le Staatsoper est placé sous sa tutelle. Goebbels va autoriser la version symphonique qui sera jouée par le Philharmonique, parce que l’orchestre est directement sous son autorité. Il marque un point dans sa rivalité avec Göring et laisse croire au chef d’orchestre orgueilleux qu’il demeure un homme libre.
Au-dessus de cette foire d’empoigne, Hitler observe et compte les coups. C’est lui qui sifflera la fin de la partie.
11
28 février 1935. Furtwängler saute dans un taxi. Berlin est figé dans le froid matinal. Sur la Sprée, de lourdes péniches peinent en direction du port, traçant leur route dans la brume comme des vaisseaux fantômes.
— Vous êtes monsieur Furtwängler ? demande le chauffeur en jetant un œil dans le rétroviseur.
— Oui, répond le chef d’un ton maussade.
— J’ai lu l’article que vous avez fait paraître dans le journal. Félicitations !
— Merci.
— C’est pour cela que vous vous rendez au ministère ?
— Une affaire personnelle.
Le chauffeur s’excuse de sa curiosité. Furtwängler ne relance pas la discussion. Les espions sont partout. Les travaux sur la Wilhelmplatz obligent à faire un détour en passant derrière le palais Radziwill que le régime a décidé de transformer en chancellerie et à quitter la Wilhelmstrasse, l’artère principale. La dernière fois que le chef d’orchestre a mis les pieds dans cet antre du pouvoir, c’était pour rencontrer Hitler lui-même, en 1932, à l’hôtel Kaiserhof. Il s’en souvient comme si c’était hier.
— Nous serons élus, avait prévenu celui qui devait devenir le Führer du peuple allemand.
Furtwängler ne l’avait pas pris au sérieux. Le mépris est toujours mauvais conseiller. L’homme au physique de garçon coiffeur tient à présent le destin de l’Allemagne dans ses mains qui paraissent fragiles. Il l’éventre, son pays, le balafre, en tous sens, fait sortir de terre le monde d’en dessous, celui des mauvais génies. Des grues et des bennes vont et viennent. Berlin est devenu un vaste chantier qui patauge dans la boue froide. L’Allemagne n’est plus à genoux devant l’Europe. Elle accueillera les jeux Olympiques dans un an.
Le taxi s’arrête derrière un camion chargé de gravats. Une barrière interdit d’aller plus loin.
— Vous devez continuer à pied, dit le chauffeur en glissant sa monnaie dans la poche de sa veste.
Les arbres de la place ont disparu. À côté de la station de métro, d’énormes pelles mécaniques creusent ce qui fut le parc. Leurs mandibules de fer lâchent des panaches de fumée noire à chaque prise. À ce qu’il se murmure, le nouveau régime construit des bunkers souterrains. La guerre n’est pas loin.