Читаем Berlin Requiem полностью

— De Kurt Wiesenthal, le bassoniste qui a dû partir, il y a deux mois.

— Que lui arrive-t-il ?

— Il a été emprisonné.

— Vous savez pourquoi ?

Furtwängler aperçoit l’altiste qui a été nommé en remplacement du vieux Wiesel, un virtuose, écarté parce que juif.

— Nous parlerons de tout cela plus tard. Passez à mon bureau. Disons demain, dans l’après-midi. Mais je n’ai plus guère de pouvoir. Si ce n’est celui de la musique.

Furtwängler se retire dans sa loge, ouvre l’armoire et décroche son costume. Il a dirigé des centaines de fois la Neuvième Symphonie de Beethoven. La première fois, il n’avait pas trente ans. Un critique l’avait cinglé en se moquant de sa gestique désordonnée. Il s’en souvient encore, c’est pourtant cette étrange façon de vivre la musique qui l’a porté au sommet.

Sa baguette est posée devant le miroir. Il s’observe un moment en ajustant son nœud papillon. De gros cernes charbonneux creusent ses yeux. De nouvelles rides sont apparues sur son front. Il ne les avait pas encore remarquées.

On frappe à la porte. Trois coups nerveux. Le chef n’aime pas qu’on le dérange juste avant un concert. Il a un besoin vital de cet instant pour faire le vide en lui.

— Entrez !

Un grand type d’une cinquantaine d’années se présente, en costume de gala, les cheveux gominés. Un officiel du régime.

Heil Hitler, Maître.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Je viens vous prévenir que notre bien-aimé Führer sera dans la salle ce soir. Le docteur Goebbels exige que vous fassiez notre salut.

— Sortez d’ici.

L’officiel tend le bras.

Heil Hitler.

Furtwängler est hors de lui. Il attrape le radiateur qui chauffe la loge et le balance contre le mur.

— Saloperie de Goebbels, tu dois bien te moquer de moi, à présent.

Franz Justau accourt.

— Que se passe-t-il ? J’ai entendu un bruit énorme, comme un cataclysme.

Il lorgne le radiateur au sol, déglingué.

— On me demande de faire le salut nazi. Savez-vous ce que cela représente ?

— Oui. Je viens d’apprendre que Hitler va arriver d’un instant à l’autre. L’orchestre est en place.

Justau a l’air désemparé. C’est un fidèle de Furtwängler.

— Tenez votre baguette dans votre main droite quand vous saluerez. De cette façon, vous n’aurez pas à faire le salut nazi.

— Merci ! C’est une très bonne idée.

— Ils vont certainement chanter le Horst-Vesse- Lied. Vous entrerez après.

— Jusqu’où va continuer cette mascarade ?

Le public de la Philharmonie se met à vibrer tout à coup, comme pris d’une fièvre subite. Hitler vient d’arriver. La salle entière l’accueille d’un Seig Heil tonitruant. Furtwängler ferme les yeux.

— Nous sommes les meilleurs, monsieur Justau, et nous allons porter la musique jusqu’à son point incandescent. La plupart de ces idiots ne comprennent même pas le poème de Schiller que notre maître Beethoven a mis en musique.

Il se met à chanter :

Tous les hommes deviennent frèresOù ton aile nous conduit.Si le sort comblant ton âme,D’un ami t’a fait l’ami,Si tu as conquis l’amour d’une noble femme,Mêle ton exultation à la nôtre !

— On va chanter la fraternité devant ceux qui la piétinent. C’est notre mission de ce soir.

— Oui, Maître. C’est à vous.

Le Horst-Vessel-Lied vient de se terminer. Une salve de trois Sig Heil suit. Puis le silence. Furtwängler entre dans la lumière. Blême. Le visage fermé, comme hébété, une boule dans la gorge. Le regard porté au loin, il feint d’ignorer Hitler, Goebbels et Göring qui clapent. Il n’a sans doute jamais eu autant d’applaudissements.

Il se tourne soudain. Regarde ses « Berliner » pendant un long moment. La salle est suspendue à ce silence lourd. Tout doucement, il abaisse la baguette, les violons frémissent, allant crescendo jusqu’au premier accord que le Berliner n’avait jamais donné avec autant d’énergie.

Les dernières mesures de la Neuvième montent vers les nuées. On y croise Dieu et les anges, et tout le divin et tout le peuple du ciel. D’un geste ample et beau, Furtwängler ralentit le tempo.

Pressens-tu le Créateur, Monde ?Cherche-le par-delà le firmament.C’est sur les étoiles qu’il doit habiter.

Incandescente, la voix de l’humanité se retire. Furtwängler fixe le percussionniste et donne une dernière impulsion, comme pris de rage. Le roulement des timbales bondit, la cymbale jette des éclats d’airain. Les violons manquent déraper, le chef les regarde pour les tirer à lui. Le dernier accord emplit la salle et s’enfuit tout là-haut. Le public se lève. Le chef ferme les yeux. Retient quelques secondes encore cette onde qui le soulève. Plus rien n’existe.

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