Le Führer balaie la salle d’un regard bienveillant, les lèvres pincées en un demi-sourire, à peine visible sous sa moustache. Il donne l’impression d’être gêné par l’ovation qu’on lui fait. Ses yeux brillent et scrutent chaque recoin de la salle. Tous les visages sont tournés vers lui. Les applaudissements redoublent. Hitler hoche la tête, avec une sorte d’humilité parfaitement jouée. Rodolphe imagine mal qu’il est le même homme, aperçu partout, sur les affiches et dans les reportages d’actualités quand Eva l’emmène au cinéma.
Rodolphe observe sa mère. Elle garde les mains croisées. Ses bijoux jettent des feux, surtout le bracelet qui lui a été offert par un admirateur, un grand industriel. Hitler vient de faire un signe à Christa Meister, comme s’il l’invitait à chanter. Elle répond d’un air mal assuré.
C’est alors que le chant sort de toutes les poitrines. Rodolphe l’a appris à l’école et le chante à pleine voix, torse bombé.
Christa Meister ne chante pas. Elle s’incline légèrement, regarde l’accompagnateur et lui sourit discrètement.
Christa n’a pas tendu le bras non plus.
Ce soir-là, Furtwängler s’est attardé à son bureau de la Philharmonie. Sa secrétaire, Berta Geissmar, a posé sur son bureau une affichette. Elle est rentrée chez elle, fatiguée et anxieuse. Avant de partir, elle a regardé le chef d’orchestre auquel elle est fidèle depuis tant d’années. Elle a dit, simplement et avec cette rouille de la tristesse dans la voix :
— Je suis juive. J’ai peur.
— J’ai encore le pouvoir de vous protéger, a répondu le musicien.
Berta a refermé la porte avec un regard de doute. Le chef d’orchestre reste pensif, un long moment. Il a décliné toutes les invitations du petit monde de Berlin, maussade. Sur l’affichette posée devant lui, il est écrit :
— Que peut-il bien nous arriver si jamais on oublie de s’y rendre, murmure Furtwängler. Une réunion du parti n’a rien d’officiel. Le parti, ce n’est pas l’État.
Une voix lui dicte que le NSDAP et l’État se confondent totalement. Et qu’il n’y a qu’une seule personne qui l’incarne : Ce petit homme qu’il a méprisé naguère. Il a compté les nazis de son orchestre, ceux qui ont la carte du parti. Seize en tout, pas une majorité. Les musiciens ne font pas de la politique.
Berta Geissmar a laissé un petit rapport sur les finances de l’orchestre. Le Philharmonique est une entreprise privée. Chacun des cent membres est actionnaire et participe aux bénéfices. Il n’y en a guère, depuis dix ans, précise Berta. Une vraie catastrophe financière. Furtwängler comprend que, pour continuer, il va falloir demander des aides au nouveau régime.
— Ce ne sera pas gratuit, souffle-t-il. Ils peuvent faire de nous ce qu’ils veulent s’ils entrent dans le capital. Les musiciens ne bougeront pas. Être au Berliner, c’est l’aboutissement de toute une carrière. Un privilège. Personne ne peut le refuser. Ils sont trop attachés à l’orchestre et à la musique.
Furtwängler se lève et enfile son manteau. Les couloirs de la Philharmonie sont déserts. Un gardien de nuit le salue. Il passe par la salle et s’arrête un instant entre les travées de fauteuils, un endroit où il ne vient jamais. Au-dessus de la galerie flanquée de colonnes éclairées de lampes rondes, des fenêtres voûtées laissent entrer un peu de lumière de la rue, entre leurs lourds rideaux de velours plissés, baroques. Furtwängler n’est jamais monté là-haut. On doit y avoir une bonne écoute, songe-t-il. Au-dessus des fenêtres luisent des portraits en bas-relief dans du plâtre blanc, entourés de muses.
— Je peux éteindre, docteur Furtwängler ? demande le veilleur.
— Regardez, dit le chef, en montrant les portraits. Ils sont tous là. Bach, Beethoven, Wagner, Brahms, Mendelssohn…
— Oui, nous en avons beaucoup, des génies. Parfois, je m’assois là et je les observe. Il me semble entendre leur musique.
En sortant, Furtwängler passe devant le buste en bronze d’Anton Bruckner, ralentit et croise le regard métallique et vide du grand compositeur, l’un des préférés de Hitler, à ce qu’il paraît.
— Ta musique ne lui appartient pas, marmonne le chef en mettant son chapeau. Elle ne lui appartiendra jamais.
8