Un chef d’orchestre, parmi tous ceux que le pays comptait, fut considéré comme un véritable mythe vivant : Wilhelm Furtwängler. Son succès était immense et comparable à la notoriété des stars de la pop d’aujourd’hui. Furtwängler était présent dans le cœur de toutes les Allemandes et de tous les Allemands. Dès la prise de pouvoir de Hitler, en 1933, une question brûla la conscience de ce personnage considérable : fallait-il continuer à faire de la musique sous un régime d’une telle férocité ? Au fond, était-il possible de séparer la musique et l’art, de la politique ? Furtwängler estimait qu’art et politique n’avaient rien à faire ensemble et que continuer à faire de la musique sous le régime hitlérien était un acte de résistance.
Quelques chefs, notamment Herbert von Karajan, se sont compromis bien plus que Furtwängler, d’autres ont agi par opportunisme. Certains, beaucoup plus rares, soit par conviction, soit parce qu’ils étaient juifs ou directement menacés par les nazis, ont quitté l’Allemagne.
La question que nous pose l’attitude de Furtwängler, sans cesse sur le fil de sa conscience, entre compromission et résistance face au Troisième Reich, demeure d’une actualité brûlante : l’art peut-il se placer au-dessus de la morale ? Cette question n’a de cesse de labourer l’actualité parce que, sur le fond, cette problématique ne concerne pas uniquement la sphère politique mais la société tout entière.
Toute ressemblance avec des situations ou des personnages ayant existé n’est donc pas fortuite
.« Das Leben ohne Musik ist einfach ein Irrtum, eine Strapaze, ein Exil{1}
. »Friedrich Nietzsche,Lettre au compositeur Peter Gast
Prologue
Paris, le 6 mai 1954
Rodolphe Meister vient d’avoir vingt-neuf ans, pas même la moitié d’une vie d’homme, et, déjà, la lumière brûle ses yeux bleus, si pâles, si purs.
La lumière, Rodolphe pourrait en parler pendant des heures, mais pas autant que l’ombre qui la précède.
Devant le miroir du salon, il enfile son veston, ajuste son nœud de cravate et fait une grimace en redressant le menton. Il n’aime pas son corps élancé, presque maigre, ses moustaches broussailleuses, ses cheveux blonds et bouclés. Une allure de poète. Faut faire avec.
Son regard glisse le long des objets qui l’entourent. Le peuple du passé, le dérisoire de quelques souvenirs. Il s’arrête sur le piano, un quart-de-queue aux éclats de vieux vernis. Un petit buste est posé dessus, immobile. Un grotesque façonné dans de la pâte à modeler, avec deux yeux en accent circonflexe, une bouche charnue, le nez un peu de travers et un crâne chauve. Le seul objet de son enfance. Son talisman magique. Une figurine qu’il a façonnée, il venait d’avoir sept ans.
Ce fétiche, il vient du Berlin des nuits de cendres, la première patrie de Rodolphe. Même la guerre, avec ses déportations, ses massacres, ses bombes et ses tanks qui écrabouillent tout, ne lui a pas ravi ce petit être. Rodolphe le saisit délicatement dans ses longs doigts et le fixe quelques secondes avant de le remettre à sa place.
— À tout à l’heure, Père. Tu seras fier de moi.
Père, c’est le nom qu’il donne à la figurine. De père, il n’en a jamais eu. Aucun visage, aucun nom. Rien. Le grand nulle part des origines. Sa mère sait, bien sûr. Mais elle se tait, depuis toujours.