La musique a des accords que les mots ne peuvent dire, ni même comprendre. Faut s’y résoudre. Elle est la parole profonde de l’âme, elle ne se trompe pas. Elle irradie de Rodolphe, parce qu’il sait prendre tous les risques et qu’il est de toutes les audaces.
Pleyel applaudit à tout rompre. Rodolphe salue, s’enivre dans la chaleur électrique du public. Il faut quitter la scène, donner de soi, encore et encore, aux admirateurs, aux journalistes qui laissent traîner leurs oreilles. Et fuir, à nouveau.
Seul, devant son piano, un cognac dans une main, il caresse sa petite tête de pâte à modeler.
— J’ai été bien, Père. Mais j’ai failli perdre le tempo sur les dernières mesures.
—
Le carillon du salon sonne minuit, douze coups argentins. Une voix fluette appelle, en allemand.
— Je suis là, Maman.
— Comment c’était ?
— Un triomphe, pas d’autres mots.
Rodolphe s’assoit sur le bord du lit et prend la petite main de Christa. Elle n’a pas verni ses ongles depuis un bon moment, ses cheveux sont défaits.
— Ton imprésario a téléphoné juste après ton départ.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Le Théâtre national du Danemark cherche un chef pour
Le regard de Christa Meister s’adoucit, un frêle sourire éclaire son visage.
— C’est une belle scène, dit-elle en détournant les yeux. Public exigeant. Un peu froid. J’y ai chanté quelques mois avant ta naissance. Un signe.
— Je ne sais pas si je pourrai.
— Pourquoi ?
— Tu le sais.
— Soupèse ton cœur, mon fils, pénètre ton âme. Les nazis aimaient Wagner, c’est vrai. Ils aimaient aussi Beethoven et Schumann. Sans parler de Brahms ! Alors, tu vas cesser de diriger toute la musique que les nazis ont aimée ?
— Tu as sans doute raison… Ils ont failli nous détruire.
— J’ai aimé chanter Wagner, il m’a donné les plus beaux rôles de ma vie. Je les ai tous eus, de Brunehilde à Isolde, en passant par Elizabeth ou Elsa. Bayreuth, Vienne, Berlin… Je n’ai rien oublié. La fin du
Le visage de Christa se ferme. Elle détourne les yeux et fixe l’abat-jour de la lampe de chevet.
— Il y a autre chose, ajoute-t-elle d’une voix blanche.
— Quoi donc ?
— Tu dois remplacer Wilhelm Furtwängler.
Sa main caresse le drap fleuri en un geste lent, le regard lointain.
— Accepte, c’est un devoir.
Rodolphe veut poser une dernière question. Christa ferme les paupières et soupire. S’enfuir, dans le sommeil et les rêves défaits. Il dépose un baiser sur son front. Le destin est un accord qui sonne faux. Un voile déchiré.
Première partie
Le chant d’amour et de mort
« J’avais des certitudes,
je les ai perdues ;
Je les retrouverai demain
pour les perdre encore. »
1
La limousine Mercedes roule au pas, toute noire, souple et silencieuse sous la voûte des arbres immenses. Les graviers crépitent sous les roues, quelques curieux regardent passer la voiture. De temps à autre, le chauffeur relève sa casquette et sort discrètement un mouchoir de sa poche pour essuyer son front moite, d’un geste fatigué. La chaleur devient insupportable, grasse, le ciel va crever d’un instant à l’autre.
Rodolphe Meister fixe la sorte d’étoile à trois branches au bout du long capot de la voiture, comme une mire qui pointe le paysage. Au détour d’une courbe douce surgit le Palais des festivals de Bayreuth. Dans son imagination d’enfant, Rodolphe s’attendait à un château flanqué de hautes tours et peuplé de personnages fantastiques, une sorte de temple consacré à quelques dieux mystérieux. Il tombe sur une immense bâtisse tassée sous le ciel en sueur, des formes aiguës, un chapiteau et des murs rouges.
— C’est ici que tu vas chanter ? demande-t-il en se tournant vers sa mère.
— Oui, mon Prince, répond Christa Meister. Nous sommes arrivés chez le maître.
Le chauffeur fait une large volte devant le Palais et s’arrête à quelques mètres de l’entrée des artistes. Des hommes discutent gravement en fumant. Le plus grand, en bras de chemise, très mince, se détache du groupe et vient à leur rencontre, à grands pas.
— Christa, comme je suis heureux de te voir !
Il prend la main que lui tend la cantatrice et la baise avec cérémonie.
— Moi aussi, Wilhelm, je suis heureuse de te revoir. Je suis venu avec mon petit Prince, Rodolphe.
Le grand monsieur se penche à l’intérieur de la voiture. Il a un regard franc et droit, un sourire mince, des yeux très clairs.