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D’ordinaire, Christa Meister vient embrasser son fils, avant son départ. D’ordinaire, elle inspecte sa tenue d’un air sévère et sourit avec une pointe de nostalgie. Aujourd’hui, un sommeil lourd la retient loin du monde.

Rodolphe sort sans faire de bruit, à la façon d’un fugitif. Une fuite qui ne cessera sans doute jamais, parce qu’elle anime la chair dont il s’est pétri, année après année. Une fois dans la rue de Vaugirard, il décide de faire quelques pas. Un besoin, pour se défouler et laisser les ombres derrière lui.

Le Paris de ce mois de mai est taciturne, bouche bée. Et trop chaud. De cette chaleur huileuse qui colle à tout. Rodolphe passe les grilles du jardin du Luxembourg. Il aime y flâner. Le long des allées, dans les repaires d’ombre lourde, des corneilles cherchent leur vie près des poubelles qui débordent. Des enfants jouent à la guerre autour de la statue de Minerve et filent se cacher dans les buissons épais. La guerre semble loin, les charbons sont encore chauds. Mais non, la guerre continue. Ça ne s’arrête jamais, la guerre. Faut être naïf comme un séminariste pour penser le contraire.

Par-dessus les toits du Palais du Luxembourg, un gros nuage noir masque le soleil. Les enfants se rassemblent autour de leurs mères. Dans le bassin, deux voiliers se croisent, leurs toiles minuscules gonflées d’une brise invisible.

Rodolphe sort du parc. Un taxi se pointe, il lève le bras.

— Salle Pleyel, s’il vous plaît.

Le chauffeur marmonne deux ou trois mots sans queue ni tête et redémarre. Sa voiture est une vieille dingue, une Primastella d’avant-guerre, avec des marchepieds de torpédo et des gros phares ronds qui sortent des ailes comme des yeux d’escargot. Une bêtise de mécanique, qui brinquebale et vibre de toute sa carlingue. On dirait un bastringue mal accordé.

— Quelle heure est-il ?

— 18 h 30, répond le chauffeur qui laisse mourir une Gitane maïs à ses lèvres.

Dehors, c’est de la musique. Le grand tintamarre du temps qui passe. La mélodie du monde, sa rumeur, aussi, la plus belle et la plus sale. Les voix de flûte des gosses du Luxembourg. Une vérité. C’est toute la vie, la musique. Le premier cri. Le dernier râle. Le corps des femmes, leurs jambes légères. Et la mort, en notes funèbres. Et le chant des oiseaux et les tambours des armées. Et le craquement de la terre et les étoiles qui chuchotent en brillant follement. Et le feulement du vent sous le ciel, et tout le reste enfin.

Le taxi s’arrête.

— Voilà, monsieur. On y est.

Au-dessus de l’entrée de la salle Pleyel en grandes lettres de lumière, il est écrit :

Neuvième Symphonie

Ludwig van Beethoven

Chœur et orchestre de la Radiodiffusion française

Direction : Rodolphe Meister

Avant chaque concert, Rodolphe reluque un instant le public, pour le sentir, l’apprivoiser. C’est tellement difficile.

La salle se remplit lentement. De fauteuil en fauteuil, on murmure, les voix s’effacent sur les velours pourpres. Des critiques piapiatent, un programme à la main, ils ont des têtes intelligentes ceux-là, des visages d’oiseaux sérieux qui savent, c’est ce qu’ils croient. Les esprits halètent, des commères au premier rang et des jeunes tout raides dans leurs smokings à bas prix, des musiciens aussi, dont les regards se perdent dans le vide immense et chaud de la salle.

En coulisse, Meister serre quelques mains, avec sa politesse distante de Berlinois.

— Comment ça va ? demande le premier violon en faisant sonner une corde grave d’un coup d’ongle.

— Comme quelqu’un qui va diriger la Neuvième

— Oh, je te fais confiance.

Rodolphe distribue quelques sourires et se retire en claquant la porte de sa loge.

Être seul. Dans cette pièce dérisoire aux murs jaunes. L’antichambre des grandes heures est toujours désolante, mais c’est le lieu de la métamorphose, le passage par l’en-dessous du soleil. Rien de superflu, des objets d’une banale vulgarité, l’odeur de plomb d’une vieille peinture. On se transforme rarement dans des lieux de paradis. Le voici dans le huis clos, le vestibule de la lumière. Un cabinet de vérité. Conduire la Neuvième Symphonie est toujours une deuxième naissance. Un passage d’un monde à un autre.

— Moins d’une minute ! lance le régisseur de Pleyel. L’orchestre est en place.

Rodolphe saisit sa baguette, ouvre la porte d’un geste sec et s’avance vers la scène, le regard fixé au sol. Ne rien entendre. Ne rien voir. Les étoiles perchées dans les cintres éblouissent. Des visages par centaines sont alignés dans la pénombre. Les applaudissements crépitent. Rodolphe salue brièvement, lève la baguette d’un geste sec et fier, la suspend dans le silence, puis l’abaisse. Comme une caresse dans l’air.

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