Avisant une jeep stationnée devant le poste de garde, j’y prends place avec mes compagnons et Obolan. C’est le Gravos qui se cloque au volant. Il commence par une fausse manœuvre et enclenche la marche arrière, mais vite il rectifie le tir et nous déhottons sans que quiconque ait levé le petit doigt pour nous en empêcher.
— Ils n’ont pas l’air tellement peinés de vous voir partir, fais-je observer à l’émir. Vous avez des enfants ?
Il secoue négativement la tête.
— Cinquante bonnes femmes et pas un lardon ! pouffe notre émérite conducteur, c’est pas pour dire mais ça n’arrange pas ton standinge.
Tandis que la jeep cahote dans les ornières des ruelles, je mate alentour dans l’espoir de découvrir Pinaud et Alcide Sulfuric (plus connu sous le matricule de S 04 H2). Je ne les vois pas.
— Où qu’on se dirige ? s’informe sa Graisseuse Majesté.
— La dune que tu vois à gauche…
Il roule. Parfois, il s’écarte de la mauvaise route. La jeep patine dans le sable, mais elle est conçue pour et, chaque fois, Béru parvient à la remettre sur le bon chemin.
Nous parvenons au sommet de la hauteur. Les ruines du mausolée se découpent, géométriques, dans le clair de lune blafard[22]
. Je mate autour de nous et ne vois rien ; probable que Pinuche et l’agent secret se planquent. Ils n’imaginent pas que nous puissions radiner en chignole.— Arrête, Gros.
Il stoppe et coupe les gaz. Je mets ma dextre en porte-voix :
— Oh ! Oh ! Pinaud ! je mugis.
Mais l’écho du désert me fait un retour d’invendus.
Béru, dont l’organe est d’une plus longue portée, me supplée.
Cet intérim vocal ne donne pas de résultats. Le silence de la nuit est profond comme une pensée de Pascal.
— La Pinuche n’est pas là, fait observer le Gros, lequel a un don d’observation infaillible.
— Descendons la dune. Il va falloir baliser le terrain pour que le coucou puisse se poser. Les phares de la jeep ne suffiront pas.
Une fois au bas du promontoire, j’ordonne à Béru et à la gente Lola de rassembler tout ce qu’ils pourront trouver de bois sec. La végétation est pauvre. Quelques lentisques, des chênes nains, des arbousiers…
— Vous en ferez deux tas à quatre cents mètres d’ici, ordonné-je. Lorsque nous entendrons l’avion, je ferai un appel de phares et il faudra mettre le feu.
Ils disparaissent. Le clair de lune est merveilleux. Il tombe à pic. Ces feux ne serviront qu’à délimiter l’aire d’atterrissage.
Lola et le Gravos partis, je reste donc avec l’émir et Sirk.
— Profitons de ce moment d’accalmie pour bavarder, fais-je à Obolan. J’aimerais que vous me racontiez un peu la genèse de l’affaire.
Il tire sur sa moitié de moustache et ne répond pas. Je lui enfonce le canon de l’arme dans les côtelettes.
— Vous m’entendez ?
Alors il parle. Son ambition, c’est de coiffer l’iman. Il veut faire du Kelsaltan un État unique, ainsi que le spécialiste des affaires arabes me l’avait dit chez le Vieux. Cet état, il le dirigerait. Seulement l’iman est fort à cause du pétrole qui lui assure le soutien sans condition des Ricains. Obolan a compris que seul il n’arriverait à rien et il s’est mis en cheville avec les Russes. Du coup, il est devenu leur homme de paille.
Ce sont eux qui ont organisé l’atterrissage forcé de l’avion. Aidés par les gens de l’émir, ils ont kidnappé nos deux agents. Obolan, selon lui, n’a fait qu’héberger les prisonniers dans ses geôles. Il a joué dans tout cela un simple rôle d’aubergiste, quoi !
— Et les fouilles dans le sable, qu’ont-elles donné ?
— Rien, dit-il.
— Vous êtes sûr ?
— Les Russes me l’auraient dit.
— Et nos agents venus enquêter ici et qui furent assassinés, hein ? Parle-moi un peu d’eux…
— Les Russes, murmure l’émir. Ce sont eux qui ont tout fait.
Il ajoute :
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Vous le verrez !
Je serais bien incapable de le lui dire. Pour ne rien vous cacher, il m’encombre déjà, Obolan. Jusqu’ici, il nous a servi de bouclier, mais maintenant il devient un sérieux poids mort.
Il est certain que ce genre de rapt peut créer de sérieuses difficultés diplomatiques. D’accord, il a participé à l’enlèvement de deux agents secrets français, mais lui, il est émir. Qu’on le veuille ou non, les torchons et les serviettes continuent de ne pas être rangés dans le même tiroir de la commode. Je pense que lorsque l’avion sera là, le plus simple sera d’abandonner le monarque. Il racontera ce qu’il voudra…
Ce qui m’inquiète surtout, c’est l’absence de Pinuche et d’Alcide, dit Gérard, dit S 04 H2. Maintenant, on peut espérer le zinc dans moins d’une plombe et si mes deux copains ne sont pas là à temps voulu, je ne pourrai pas faire poireauter le coucou.
— Descendez, l’émir et toi, fais-je à Sirk.
Je lui refile une mitraillette.
— Tu vas garder Obolan, Hamar. Pas de violences, mais de la vigilance, vu ?
Il acquiesce. Tous deux s’asseyent dans le sable, face à face. Je décarre et roule jusqu’au Gros qui joue au petit bûcheron.
— Pinaud n’est pas là, je retourne en ville.
— T’es louf ! s’exclame le Gros.