Si tu savais comme tous les détails que tu me donnes sur l'achat de la terre que tu as probablement terminé maintenant me rendent heureux; car te voir fixer dans ce pays, c'était mon idéal, je n'avais jamais voulu m'expliquer aussi franchement avec toi car je te connais si bon et j'aurais pu t'influencer, chose que je n'aurais pas aimé, car il vaut encore mieux m'en rapporter à ton goût et à ton expérience, persuadé que je m'en trouverais toujours mieux; cependant si cela n'est pas fait, je te conseille de bien faire attention, car les Allemands ne sont pas toujours si lourds qu'ils en ont l'air, et avant tout tu dois faire une bonne affaire surtout puisque tu payes argent comptant, amateurs qui sont très rares dans ce pays où l'argent ne court pas les rues. J'ai aussi parlé à Klein d'une manière détournée que ton intention était peut-être d'acheter une propriété quelque part en Allemagne; il m'a dit que cela serait excessivement prudent de ta part, vu qu'il n'y avait de véritable avantage que pour un commerçant d'avoir son argent en portefeuille, parce que l'on pouvait en élever le tas des intérêts très facilement, et que le bénéfice compensait quelquefois le danger que l'on avait couru; mais pour un homme qui gardait tout simplement son argent en portefeuille le même avantage n'existait plus.
Il n'est bruit dans ce moment en ville que d'une très grande fête qu'a donnée Montferrand pour le mariage qu'il a célébré il y a quelques jours avec cette vieille putain de Lise, j'ai été et t'assure que lorsqu'on a vu comment des gens de cette espèce traitent et sont logés, on n'est que de la canaille à côté d'eux. L'on prétend qu'il a dépensé 1500 roubles et que Démidoff en a payé une bonne partie, du reste la fête a fini d'une manière très tragique: cette pauvre Boinet Vevelle en sortant a pris froid et est morte dans l'espace de 24 heures; de plus il a fait un testament le jour de ses noces dans lequel il donne après sa mort toute sa fortune à sa veuve, de plus il espère que l'Empereur voudra bien faire une pension à sa veuve pour tous les services qu'il a rendus à la Russie, et ce qu'il demande comme une grâce, c'est qu'il soit enterré dans l'église Isaac: ce qui m'a fait dire, et je te le répète, parce que je crois que c'est bien, qu'il était comme les indiens qui ordinairement au moment de mourir se font transporter à l'écurie pour saisir leur vache par la queue comme étant l'objet qui leur avait le plus rapporté pendant leur existence.
J'ai toujours oublié de vous parler de la petite Creptovitch qui est revenue des eaux plus laide que jamais et engraissée d'une manière incroyable. Surtout elle a des bras d'une grosseur indécente à telle enseigne qu'on pourrait les prendre pour des cuisses; elle m'a beaucoup parlé de mon frère Alphonse auquel elle trouve une figure très intéressante mais elle m'a dit d'un petit air piqué qu'il ne s'était pas fait présenter à elle. Je voudrais aussi savoir pourquoi dans toutes tes lettres de Soulz tu me parles continuellement des mes sœurs et jamais de mon frère. Je serais cependant bien aise d'avoir ton avis détaillé sur son compte car moi-même je ne le connais presque pas de caractère car depuis l'âge de 15 ans nous avons chacun été élevé de notre côté.
Votre histoire avec Ferdinand m'a beaucoup amusé et je vois que c'est toujours le même animal et moi je n'ai jamais compris pourquoi on lui a donné ma sœur en mariage, gare à la jeune! Il devient bien susceptible tout à coup, car je me rappelle un temps où il était toujours le premier à se moquer de son horrible figure. Je voudrais savoir si depuis que tu es à Soulz le beau-frère de ma mère y est venu. C'est un charmant garçon qui a épousé une fort jolie petite femme; je suis sûr qu'ils te plairont tous les deux. Mille amitiés pour moi à toute la famille et papa en tête, quant à toi, je n'ai qu'à te dire que je ne suis pas un ingrat.
G.
Je t'ai écrit une petite lettre dans une grande que j'ai envoyée à mon père. Comment cela se fait-il que tu ne m'en parles pas dans ta dernière de Fribourg.
Mille pardon, mon très cher s'il y a tant de ratures dans mes lettres, mais je t'écris toujours comme si je causais avec toi au coin de la cheminée et je ne puis pas me décider à faire des brouillons car cela serait trop prétendre et me gênerait.
J'oubliais presque de te dire que j'étais en train de rompre avec mon Epouse et j'espère par ma prochaine lettre t'annoncer la fin de mon roman.
Петербург, 26 ноября 1835