"Me trouvant dans une petite ville et m'ennuyant très fort — 10 heures du soir étaient arrivées, heure à laquelle j'ai pris l'habitude de causer — ne sachant où donner de la tête et ayant déjà épuisé toute l'érudition de Daniouchka (c'est sa femme de chambre), cette dernière me sauva heureusement en se rappelant que le propriétaire de la maison avait à plusieurs reprises manifesté le désir de voir de plus près et de pouvoir causer avec la fille du grand Coutousoff; aussitôt je le fis chercher. Quel fut mon étonnement et en même temps mon plaisir de voir que le paysan se présentait fort bien, et qu'il avait une charmante figure. Je le fis asseoir aussitôt à côté de moi sur le sofa et l'engageais à prendre du thé. Après lui avoir beaucoup causé et lui avoir dit combien nous étions heureux à Pétersbourg d'avoir et de voir tous les jours un si grand Souverain, qui était tellement beau qu'il était impossible de l'apercevoir sans l'adorer, et aussi que par lui dans tout Pétersbourg il n'y avait pas un seul malheureux, figurez-vous de ma stupeur quand cet homme, après m'avoir regardé quelques instants, m'a dit avec un air de finesse: Dites-moi Madame, est-il vrai que les Français vivent sous un gouvernement si heureux, et qu'il n'y a de bonheur véritable qu'avec de pareilles lois? Vous pouvez penser si j'ai employé toute mon éloquence pour lui ouvrir les yeux et lui faire voir dans quelle route vicieuse l'on voulait engager ses sentiments, et comme il est impossible de ne pas bien rendre ce que l'on éprouve vivement, je n'ai pas eu de peine à lui prouver et à le convaincre qu'il n'y avait que l'Empereur Nicolas qui était capable de faire le bonheur du peuple Russe"
Cette femme est devenue tellement ambitieuse que ses meilleures intentions peuvent être tournées en ridicule, car elle est si en dehors dans toutes ses actions que l'on ne sait vraiment à quoi s'en tenir, et du reste je crois que l'on peut dire d'elle sans risque d'être démenti, qu'elle a rarement l'idée de la veille, toujours l'idée du jour et jamais celle du lendemain. C'est le seul moyen de faire son chemin et de ne pas se tromper.
Depuis que l'on attend Monsieur de Barante comme ambassadeur à Pétersbourg, vous trouvez chez toutes les femmes et sur toutes les tables
Mille choses de ma part à papa ainsi qu'à mes frères et sœurs, dites-leur que je les aime et les embrasse de cœur.
Adieu mon bien cher, j'espère que vous ne vous ennuyez pas trop à Soulz et que la cure de raisin vous fera beaucoup de bien, car c'est maintenant votre tour de vous trouver en bonne santé.
Je vous embrasse comme je vous aime, bien fort.
NB.
Linski et Platonoff sortent de chez moi et me chargent de mille amitiés pour vous.
Ce que je vous dis de l'Empereur est vrai, je l'ai de bonne source et inédit.
Петербург, 18 октября 1835