Mon très cher ami, je suis vraiment coupable de n'avoir pas répondu de suite aux deux bonnes et amusantes lettres que tu m'as écrites, mais vois-tu, la nuit à danser, le matin au manège, et l'après-midi à dormir, voilà mon existence depuis 15 jours et j'en ai au moins encore autant en perspective, et ce qui est pire que tout ceci, c'est que je suis amoureux fou! Oui fou, car je ne sais où donner de la tête. Je [ne] te la nommerais pas parce qu'une lettre peut se perdre, mais rappelle-toi la plus délicieuse créature de Pétersbourg et tu sauras son nom, et ce qu'il y a de plus horrible dans ma position, c'est qu'elle aussi m'aime et nous ne pouvons pas nous voir, chose impossible jusqu'à présent car le mari est d'une jalousie révoltante. Je te confie cela, mon bien cher, comme à mon meilleur ami et parce que je sais que tu prendras part à mon chagrin, mais au nom de Dieu, pas un mot à personne, ni aucune information pour savoir à qui je fais la cour. Tu la perdrais sans le vouloir et moi je serais inconsolable; car vois-tu, je ferais tout au monde pour elle, seulement pour lui faire plaisir, car la vie que je mène depuis quelque temps est un supplice de tous les moments. S'aimer et ne pouvoir se le dire qu'entre deux ritournelles de contredanse est une chose affreuse: j'ai peut-être tort de te confier tout cela et tu le traiteras de bêtises, mais j'ai le cœur si gros et si plein que j'ai besoin de l'épancher un peu. Je suis sûr que tu me pardonneras cette folie, je conviens que cela en est une, mais il m'est impossible de me raisonner, quoique j'en aie bien besoin, car cet amour empoisonne mon existence. Mais rassure-toi, je suis prudent et je l'ai été tellement jusqu'à présent que le secret n'appartient qu'à elle et à moi (elle porte le même nom que la dame qui t'écrivait à mon sujet qu'elle était au désespoir mais que
Mon cher ami, tu as eu raison de me dire dans ta dernière lettre qu'un présent de ta part serait ridicule, en effet est-ce que tu ne m'en fais pas tous les jours, et n'est [-ce] pas par là que je subsiste: la voiture, la pelisse, eh bien mon cher, si tu ne m'avais pas permis de m'en servir il m'aurait été impossible de sortir de chez moi, car de mémoire d'homme, les Russes prétendent qu'il n'a fait aussi froid. Cependant le seul cadeau que je voudrais que tu me rapportes de Paris, ce sont des gants et des chaussettes de filoselle, c'est un tissu composé de soie et de laine, un porter très agréable, et très chaud, et je crois que cela ne coûte pas cher; si c'était le contraire, admettons que je n'aie rien dit. Pour du drap, je crois que cela est inutile: mon manteau me durera bien jusqu'à ce que nous allions ensemble en France, et pour un uniforme, la différence serait si petite que ce n'est pas la peine de s'en donner l'embarras. Quant au changement que tu me proposes pour mon logement, je n'accepte pas car je suis bellement installé et commodément dans le mien que je m'en passerais difficilement, d'autant plus que je serais gêné, et toi aussi, car outre que les soldats seraient continuellement sur le grand escalier, comme je rentre très tard, le portier serait obligé de rester sur pied une grande partie de la nuit, et cette idée me serait désagréable. Pour les étoffes que tu m'offres, je les accepte avec reconnaissance et cela ne sera pas du luxe car mes anciens meubles sont tout à fait mangés par les bêtes, mais à la condition que c'est toi qui choisiras, pour la raison toute simple que tu as beaucoup plus de goût que moi, et puis la couleur ne fait rien; comme l'été il faudra cependant blanchir ma chambre, on lui donnera la couleur qui convient à l'étoffe.