C'est pourquoi se trompent ceux-là qui cherchent à plaire. Et pour plaire se font malléables et ductiles. Et répondent d'avance aux désirs. Et trahissent en toute chose afin d'être comme on les souhaite. Mais qu'ai-je affaire de ces méduses qui n'ont ni os ni forme? Je les vomis et les rends à leurs nébuleuses: venez me voir quand vous serez bâtis.
Ainsi les femmes elles-mêmes se lassent-elles de qui les aime quand celui-là pour montrer son amour accepte de se faire écho et miroir, car nul n'a besoin de sa propre image. Mais j'ai besoin de toi qui es bâti en forteresse avec ton noyau que je rencontre. Assieds-toi car tu existes.
Celui-là qui est d'un empire, la femme l'épouse et se fait servante.
XCVII
Me vinrent donc ces remarques sur la liberté.
Quand mon père mort devint montagne et barra l'horizon des hommes, se réveillèrent les logiciens, les historiens et les critiques, tous enflés du vent de paroles qu'il leur avait fait ravaler, et ils découvrirent que l'homme était beau.
Il était beau puisque mon père l'avait fondé.
«Puisque l'homme est beau, s'écrièrent-ils, il convient de le délivrer. Et il s'épanouira en toute liberté, et toute action de lui sera merveille. Car on brime sa splendeur.»
Et moi qui vais le soir dans mes plantations d'orangers dont on redresse les troncs et taille les branches, je pourrais dire: «Mes orangers sont beaux et lourds d'oranges. Alors pourquoi trancher ces branches qui eussent aussi formé des fruits? Il convient de délivrer l'arbre. Et il s'épanouira en toute liberté. Car il se trouve que l'on brime sa splendeur.»
Donc ils délivrèrent l'homme. Et l'homme se tint droit car il avait été taillé droit. Et quand se montrèrent les gendarmes qui s'efforçaient, non par respect de la matrice irremplaçable mais par besoin vulgaire de domination, de les faire rentrer dans leur contrainte, ces hommes brimés dans leur splendeur se révoltèrent. Et le goût de la liberté les embrasa d'un bout à l'autre du territoire comme un incendie. Il s'agissait pour eux de la liberté d'être beaux. Et quand ils mouraient pour la liberté, ils mouraient pour leur propre beauté et leur mort était belle.
Et le mot liberté sonnait plus pur que le clairon.
Mais je me souvenais des paroles de mon père:
«Leur liberté, c'est la liberté de n'être point.»
Car voici que, de conséquence en conséquence, ils devinrent cohue de place publique. Car si tu décides selon toi et si ton voisin décide, de même les actes dans leur somme se détruisent. Si chacun peint le même objet selon son goût, l'un badigeonne en rouge, l'autre en bleu, l'autre en ocre, et l'objet n'a plus de couleur. Si la procession s'organise et que chacun choisisse sa direction, la folie souffle cette poussière et il n'est plus de procession. Si ton pouvoir tu le divises et le distribues entre tous, tu n'en retires pas le renforcement mais la dissolution de ce pouvoir. Et si chacun choisit l'emplacement du temple et apporte sa pierre où il veut, alors tu trouves une plaine pierreuse au lieu d'un temple. Car la création est une et ton arbre n'est explosion que d'une seule graine. Et certes cet arbre est injuste car les autres graines ne germeront point.
Car le pouvoir, s'il est amour de la domination, je le juge ambition stupide. Mais s'il est acte de créateur et exercice de la création, s'il va contre la pente naturelle qui est que se mélangent les matériaux, que se fondent les glaciers en mare, que s'effritent les temples contre le temps, que se disperse en molle tiédeur la chaleur du soleil, que se brouillent quand l'usure les défait les pages du livre, que se confondent et s'abâtardissent les langages, que s'égalisent les puissances, que s'équilibrent les efforts et que toute construction née du nœud divin qui noue les choses se rompe en somme incohérente, alors ce pouvoir je le célèbre. Car il en est comme du cèdre qui aspire la rocaille du désert, plonge des racines dans un sol où les sucs n'ont point de saveur, capture dans ses branches un soleil qui s'irait mêler à la glace et pourrir avec elle et qui, dans le désert désormais immuable, où tout peu à peu s'est distribué, aplani et équilibré, commence de bâtir l'injustice de l'arbre qui transcende roc et rocaille, développe au soleil un temple, chante dans le vent comme une harpe et rétablit le mouvement dans l'immobile.
Car la vie est structure, lignes de force et injustice. Que fais-tu s'il est des enfants qui s'ennuient, sinon de leur imposer tes contraintes, lesquelles sont règles d'un jeu, après quoi tu les voir courir.
Donc vinrent les temps où la liberté, faute d'objets à délivrer, ne fut plus que partage de provisions dans une égalité haineuse.