Ainsi s'intéresseraient-ils d'abord aux matériaux de leur élévation, de même que les bâtisseurs du voilier, s'ils te parlent trop tôt de voiles et de vent et de mer, je me méfierai d'eux, craignant qu'ils ne négligent les planches et les clous, à la façon du père qui prierait trop tôt sa fille d'être belle. J'aime les cantiques des forgeurs de clous et scieurs de planches, car ils célèbrent non la provision faite, laquelle est vide, mais l'ascension vers le navire. Et, le navire une fois gréé, quand il a pris sens de voyage, je veux entendre de mes mains qu'ils chantent, non d'abord les merveilles de l'île, mais les périls du siège par la mer, car alors je vois leur victoire.
Ils lisent eux-mêmes, dans leur souffrance, chemin, véhicule et charroi. Et tu te montres myope et crédule s'il te vient dé t'inquiéter des plaintes comme des jurons dont ils se caressent le cœur, et leur expédies tes chanteurs aux confitures sucrées qui nieront les périls de la soif et leur vanteront la béatitude des crépuscules dans le désert. Car peu me tente le bonheur, lequel n'a point de forme. Mais me gouverne la révélation de l'amour.
Donc se met en marche la caravane. Et commencent dès lors la digestion secrète, et le silence, et la nuit aveugle de la chrysalide, et le dégoût et le doute et le mal, car toute mue est douloureuse. Ne te convient plus de t'exalter, mais de demeurer fidèle sans comprendre, car il n'est rien à espérer de toi puisque celui-là, que tu étais hier, doit mourir.
Tu ne seras plus qu'élans de regrets vers les fraîcheurs de ta maison et l'aiguière d'argent qui est de l'heure du thé, auprès d'elle, avant l'amour. Cruel te sera jusqu'au souvenir de la branche qui se balançait sous ta fenêtre ou du simple cri d'un coq dans ta cour. Tu diras: «J'étais de chez moi!» car tu n'es plus de nulle part. Te reviendra le mystère de l'âne que tu réveillais au petit jour, car, de ton cheval ou de ton chien, tu sais quelque chose puisqu'ils te répondent. Mais tu ignores de celui-là, qui est comme muré en soi, s'il chérit, ou non, à sa façon, son pré, son étable ou toi-même. Et te vient le besoin, de la profondeur de ton exil, de lui passer une fois encore ton bras autour du cou ou de lui tapoter le museau, pour peut-être l'enchanter au fond de sa nuit comme un aveugle. Et certes, quand vient le jour du puits tari qui te suinte à peine une boue fétide, te blessent au cœur les confidences de ta fontaine.
Ainsi se referme sur toi la chrysalide du désert, car dès le troisième jour tu commences d'engluer tes pas dans le bitume de l'étendue. Qui te résiste t'exalte et les coups du lutteur appellent tes coups. Mais le désert reçoit les pas l'un après l'autre comme une audience démesurée qui engloutirait les paroles et te conduirait au silence. Tu t'épuises depuis l'aube, et le plateau de craie qui marque l'horizon sur ta gauche n'a point sensiblement tourné quand vient le soir. Tu t'uses comme l'enfant qui, pelletée par pelletée, te prétend déplacer la montagne. Mais elle ignore son travail. Tu es comme perdu dans une liberté démesurée et déjà s'étouffe ta ferveur. Ainsi, mon peuple, au cours de ces voyages, t'ai-je nourri chaque fois de silex et abreuvé de ronces. Je t'ai glacé de gel nocturne. Je t'ai soumis à des vents de sable si brûlants, qu'il te fallait t'accroupir contre terre, la tête encapuchonnée sous tes vêtements, la bouche pleine de crissements, suintant stérilement ton eau vers le soleil. Et l'expérience m'a enseigné que toute parole de consolation était inutile.
«Viendra, te disais-je, un soir semblable à un fond de mer. Le sable déposé dormira en meules tranquilles. Tu marcheras, dans la fraîcheur, sur un sol élastique et dur…» Mais, te parlant, j'avais sur les lèvres un goût de mensonge, car je te sollicitais de te faire, par invention, autre que toi-même. Et, dans le silence de mon amour, je ne me scandalisais point de tes injures:
«Il se peut, Seigneur, que Tu aies raison! Dieu, peut-être demain, déguisera les survivants en foule béate. Mais que nous importent ces étrangers! Nous ne sommes pour l'instant que poignée de scorpions enfermés dans un cercle de braise!»
Et tels ils devaient être, Seigneur, pour Ta gloire.
Ou bien, purifiant le ciel comme un coup de sabre, s'éveillait dans sa cruauté nocturne le vent du nord. La terre nue se vidait de chaleur, et les hommes grelottaient comme cloués par les étoiles. Qu'avais-je à dire?
«Reviendra l'aube et la lumière. La chaleur du soleil, à la façon d'un sang, se répandra doucement dans vos membres. Les yeux fermés, vous vous connaîtrez habités par lui…»
Mais ils me répondaient:
«En place de nous, Dieu peut-être demain installera-t-il un potager de plantes heureuses qu'il engraissera dans sa bonté. Mais nous ne sommes rien cette nuit-ci qu'un carré de seigle que le vent tourmente.»
Et tels ils devaient être, Seigneur, pour Ta gloire.
Alors m'écartant de leur misère je priais Dieu ainsi: