Ainsi de l'amour. Si mon cracheur d'encre me le célèbre dans sa plénitude universelle, qu'en connaîtrai-je? Mais telle qui est particulière m'ouvre un chemin. Elle parle ainsi, non autrement. Son sourire est tel, non un autre. Nulle ne lui ressemble. Et voici cependant que, le soir, si je m'accoude à ma fenêtre, loin de buter contre le mur particulier, c'est Dieu qu'il me semble que je découvre. Car il te faut des sentiers véritables, avec telles inflexions, telle couleur de la terre, et tels églantiers sur les bords. Alors seulement tu vas quelque part. Qui meurt de soif fait des pas de rêve vers les fontaines. Mais il meurt.
Ainsi de ma pitié. Te voilà qui déclames sur les tortures d'enfants et tu me surprends à bâiller. Mais tu ne m'as conduit nulle part. Tu me dis: «Tel naufrage a noyé dix enfants…», mais je ne comprends rien à l'arithmétique et ne pleurerai pas deux fois plus fort si le nombre est deux fois plus grand. D'ailleurs, bien qu'ils soient morts par centaines de milliers depuis l'origine de l'empire, il t'arrive de goûter la vie et d'être heureux.
Mais je pleurerai sur tel si tu peux me conduire à lui par le sentier particulier, et, de même qu'à travers telle fleur j'accède aux fleurs, il se trouve qu'à travers lui je retrouverai tous les enfants, pleurerai, et non seulement sur tous les enfants mais sur tous les hommes.
Tu m'as un jour raconté celui-là, le tachu, le boiteux, l'humilié, et que haïssaient ceux du village, car il y vivait en parasite, abandonné, venu un soir d'on ne sait où.
On lui criait:
«Tu es vermine de notre beau village. Tu es champignon sur notre racine!»
Mais, le rencontrant, tu lui disais:
«Toi, le tachu, tu n'as donc point de père?»
Et il ne répondait pas.
Ou bien, car il n'avait d'amis que les bêtes ou les arbres:
«Pourquoi ne joues-tu point avec les garçons de ton âge?»
Et il haussait les épaules sans te répondre. Car ceux de son âge lui lançaient des pierres, vu qu'il boitait et qu'il venait de loin, où tout est mal.
S'il se hasardait vers les jeux, les beaux garçons, les mieux taillés se campaient devant lui:
«Tu marches comme un crabe et ton village t'a vomi! tu enlaidis le nôtre! c'était un beau village, marchant bien droit!»
Alors tu le voyais qui faisait simplement demi-tour et s'éloignait, tirant la jambe.
Tu lui disais, si tu le rencontrais:
«Toi, le tachu, tu n'as donc point de mère?»
Mais il ne te répondait pas. Il te regardait, le temps d'un éclair, et rougissait.
Cependant, comme tu l'imaginais amer et triste, tu ne comprenais point sa douceur tranquille. Ainsi était-il. Tel et non un autre.
Vint le soir où ceux du village le voulurent chasser à coups de bâton:
«Cette graine de boiterie, qu'elle s'en aille se planter ailleurs!»
Tu lui dis alors, l'ayant protégé:
«Toi, le tachu, tu n'as donc point de frère?»
Alors son visage s'illumina, et il te regarda droit dans les yeux:
«Oui! j'ai un frère!»
Et tout rouge d'orgueil il te raconta le frère aîné, tel frère, et non un autre.
Capitaine quelque part dans l'empire. Dont le cheval était de telle couleur, et non d'une autre, et sur lequel il fut pris en croupe, lui le boiteux, lui le tachu, un jour de gloire. Tel jour et non un autre. Et une fois encore réapparaîtrait le frère aîné. Et ce frère aîné le prendrait encore en croupe, lui le tachu, lui le boiteux, à la face du village. «Mais, te disait l'enfant, je lui demanderai cette fois-ci de m'installer au-devant de lui, sur l'encolure, et il voudra bien! Et c'est moi qui regarderai. Et c'est moi qui proposerai: à gauche, à droite, plus vite!.. Pourquoi mon frère refuserait-il? Il est content s'il me voit rire. Alors nous serons deux!»
Car il est autre chose qu'objet bancal enlaidi de taches de rousseur. Il est d'autre chose que de soi-même et de sa laideur. Il est d'un frère. Et il a fait sa promenade en croupe, sur un cheval de guerre, un jour de gloire!
Et vient l'aube du retour. Et l'enfant, tu le trouves assis sur le mur bas, les jambes pendantes Et les autres lui lancent des pierres:
«Eh! toi qui ne sais point courir, bigle de jambes!»
Mais il te regarde et te sourit. Tu es lié à lui par un pacte. Tu es le témoin de l'infirmité de ceux-là qui ne voient en lui que le tachu, que le boiteux, car il est d'un frère au cheval de guerre.