— En effet, monsieur le directeur, mais moins vite que je le souhaiterais. Nous sommes à un tournant de l’enquête. J’ai l’impression qu’il suffirait de peu de chose pour nous permettre d’aboutir, mais ce peu de chose ne vient pas…
Et je lui parle de l’interrogatoire d’Igor qui ne donne rien.
— Je m’y connais en hommes, conclus-je, je crois pouvoir vous dire que ce type ne parlera pas. Ni les coups ni les bonnes paroles n’auront raison de sa farouche détermination.
Le Vioque a un sourire indéfinissable. Il saisit une fiche posée parmi d’autres sur son bureau.
— Je viens de centraliser les premiers renseignements sur les intéressés. Aux archives, rien sur Embroktaviok ; nous ignorons qui il est et d’où il vient. Par contre Félareluir est un ancien client à nous. Condamné en 48 pour trafic de devises, il a purgé sa peine et en 56 est allé habiter Berlin. Il n’en est revenu que cette année. Rien sur Mme veuve Godemiche. Par contre son domestique, Ferdinand Dinette, a eu maille à partir avec la justice voici deux ans. Il a été compromis dans un hold-up à Lille et s’en est tiré tant bien que mal grâce à de faux alibis…
L’espèce de vieux sorcier jouit de ma surprise. Je me suis toujours demandé comment il se débrouillait pour posséder un fichier privé aussi bien tenu.
Il s’évente la joue avec la feuille de bristol qu’il manipule depuis le début de l’entretien.
— Et voici ce que je possède sur Igor Andréeff, votre maître d’hôtel.
Il me tend la fiche. Je lis :
« Igor Wladimir Stephanovitch Andréeff. Ancien compagnon de Trotski. A habité la France en 1938. A épousé une actrice belge, Eva Dontefervoir, dont il a eu un fils : Jean. Veuf en 1943 (femme tuée dans un bombardement). Départ en Allemagne à cette date. Retour d’Allemagne cette année, en compagnie de Georges Félareluir. »
Je repose la fiche. D’accord, c’est bien gentil, mais ça ne nous avance pas à grand-chose.
Je coule au Vieux un regard en forme de crochet à bottine pour bien lui signifier mon interrogation.
Il sourit finement. J’aimerais lui arracher les yeux et cracher dans les trous dans ces cas-là. Son air supérieur me rend malade.
— Depuis notre précédente conversation, dit-il, je fais prendre des renseignements sur les gens de
J’attends patiemment la suite.
Le grelottement frileux de son téléphone rompt le charme. Il s’empare du combiné, écoute, fait deux fois oui, dit merci et raccroche. Le sourire qui éclairait son visage s’est accentué.
— Le fils d’Igor Andréeff a été élevé en France, fait-il. Son père lui a fait prendre la nationalité française. Il est actuellement sous les drapeaux, en garnison à Orange.
Je viens de piger ! Chapeau ! C’est quelqu’un, le boss. Ce qu’il y a d’inouï avec sa vieille pomme, c’est qu’il pense toujours avec deux heures d’avance. Il possède le citron le mieux organisé de France et peut-être de Navarre.
Le voilà qui écrit quelques mots sur son bloc. Il déchire le feuillet, le pousse vers moi.
« Jean Dontefervoir-Andréeff. »
— Avec ça, fait-il, vous devez avoir raison des réticences d’Andréeff. J’espère qu’il a la fibre paternelle développée.
Je m’abstiens de dire au Dabe que j’ai horreur d’utiliser ce genre de monnaie d’échange. A mon avis, c’est pas correct. Seulement, dans notre job, les beaux sentiments, il faut s’asseoir dessus, vous le savez bien !
Je redescends, le cœur empli d’amertume, mais certain de tenir un ouvre-boîtes breveté.
Le Gros rumine sa mauvaise humeur en éclusant un kil de vin des Rochers, le velours de l’estomac.
— Je crois que je tiens le truc pour faire parler ton client, assuré-je.
Il ouvre ses lourds stores.
— Qu’est-ce que tu débloques ?
Je lui apprends l’existence du fils d’Andréeff.
— On va faire saigner son cœur de vieux père en lui expliquant que s’il ne parle pas, le Jeannot sera chargé d’une mission dangereuse dans un endroit vachement exposé…
Je m’attendais à une flambée d’allégresse de Béru, mais il a une réaction qui me plaît.
— C’est dégueulasse, dit-il. Va le travailler seul, moi je ne suis pas amateur de ces combines…
Furieux après le Vieux, après ma profession et après moi-même (qui l’a choisie), je prends l’ascenseur pour le sous-sol. C’est en effet au-dessous du niveau de la mer que sont situés nos clapiers à malfrats. Un garde en uniforme qui ligote l’
— Où est le client de Bérurier ? lui demandé-je.
— Au 4, fait-il. Dites, m’sieur le commissaire, vous avez vu ce que le Racing a mis comme piquette au G.T.F.P.L.B.N.H.L.M. ?
Il m’ouvre la lourde en rigolant de bonheur. Je m’immobilise. Andréeff est inanimé sur le bat-flanc de sa cellote. Ses lèvres bleues me renseignent : il vient de croquer une dragée de cyanure. Au lieu de lui défoncer le portrait, le Gros aurait été mieux inspiré de le fouiller.
— Il est mort ? bégaie le garde.
— Au point qu’on se demande s’il a jamais vécu, dis-je en palpant le Russe.