C’est à l’hôpital de Jaffa que nous retrouvons le brave Castagnette. La peste fait d’effroyables ravages; l’armée est décimée par cet épouvantable fléau, qui semble prendre à tâche de venger les Turcs. Où la mitraille a été impuissante, la peste triomphe; invisible ennemie, elle frappe de tous les côtés à la fois. C’est un spectacle navrant que celui de ce trop célèbre hôpital de Jaffa, et il faut avoir plus que du courage pour y entrer.
Bonaparte cependant, accompagné des généraux Bessières et Berthier, de l’ordonnateur Daure et du médecin en chef Desgenettes, parle aux plus malades et touche leurs plaies pour les encourager.
Il aperçoit Castagnette et s’approche de lui.
«Ah ça, mon pauvre garçon, je te trouverai donc dans toutes les ambulances? Tu me parais gravement atteint.
— Ma foi, mon général, je crois bien, en effet, que j’ai mon compte cette fois-ci. C’est triste, tout de même, d’avoir semé ses membres un peu partout sur les champs de bataille, et de mourir à l’hospice comme un bourgeois.
— Desgenettes, dit Bonaparte au médecin en chef, qui se tenait près de lui, faites tout ce que vous pourrez pour sauver cet homme: c’est un de nos plus braves officiers, et je tiens à lui. Vous m’entendez!» Et Bonaparte passa après avoir serré la main du pestiféré. Une heure après, Desgenettes revint auprès de Castagnette et lui dit:
«Je ne dois pas vous dissimuler, mon brave, que vous n’avez plus que peu d’instants à vivre. Il vous reste à peine une chance d’être sauvé, et encore faudrait-il vous faire une opération qui n’a jamais été faite et qui ferait reculer les plus intrépides.
— De quoi donc s’agit-il?
— De vous changer l’estomac.
— Ce n’est que cela? Allez-у, docteur: le coquin m’a trop fait souffrir pour que je tienne à lui.
— Eh bien, nous allons rire», reprit Desgenettes en sortant sa trousse et en appelant ses aides.
Castagnette ne broncha pas, et c’est en sifflant la Marseillaise qu’il reçut le premier coup de bistouri. Une heure après, il avait l’estomac doublé de cuir; il était sauvé!
VII
RETOUR DE BONAPARTE EN FRANCE
1799
(17 vendémiaire an VIII; 18 brumaire)
Le 22 août, Bonaparte annonça à l’armée, par une proclamation, qu’il retournait en France et qu’il laissait le commandement au général Kléber. La consternation de Castagnette fut grande en apprenant le départ de son héros favori; il lui semblait que la France était perdue pour lui; aussi demanda-t-il à l’accompagner, prétextant l’état de sa santé altérée par tant de graves blessures. Bonaparte y consentit.
Pendant la traversée, notre ami trouva moyen de bénir une fois de plus la Providence.
«Décidément, — se disait-il en regardant ses compagnons de route tous fort éprouvés par le roulis, — j’ai une chance sans égale. Pendant mon premier voyage j’ai souffert tout le temps du mal de mer; grâce à mon estomac de cuir, m’en voilà pour toujours affranchi. Si les voyageurs savaient à quel point c’est commode d’être doublé de la sorte, ils ne se mettraient jamais en route sans avoir pris cette précaution.»
Le 9 octobre (17 vendémiaire an VIII), la flottille qui les ramenait en France mouillait à Fréjus, après un voyage de quarante et un jours sur une mer couverte de vaisseaux ennemis. Le 16, Castagnette arrivait à Paris, après avoir assisté aux réceptions triomphales faites à son général, à Aix, à Avignon, à Valence et surtout à Lyon. Partout le visage resplendissant de notre capitaine appelait sur lui l’admiration générale, et plusieurs fois Berthier, chef d’état-major du triomphateur, ne put s’empêcher d’être un peu jaloux de l’accueil fait à son inférieur.
Bonaparte trouva, en arrivant à Paris, les masses enthousiastes et le gouvernement hostile. Il résolut de reprendre la vie retirée qu’il avait adoptée déjà après le siège de Toulon et à la suite du traité de Campo-Formio. Il ne voyait que des savants et quelques intimes dévoués corps et âme à sa personne, parmi lesquels se trouvait en première ligne notre ami Castagnette.
Le pauvre capitaine se consacrait tout entier à celui dans lequel il voyait déjà le futur maître du monde. Aucun sacrifice ne lui coûtait pour assurer l’avènement de son héros; il mettait tant de discrète insistance à offrir ses services, qu’il semblait être l’obligé de celui qu’il obligeait. Il n’était cependant pas riche, notre brave ami. Il vendit l’une après l’autre toutes les perles de sa mâchoire, et les remplaça par des perles et des pierres fausses. Quand Bonaparte l’interrogeait sur ces ressources inconnues, Castagnette parlait d’envois d’argent que lui faisait sa famille, lorsque c’était, au contraire, lui qui la soutenait à force d’économies et de privations. Il assista ainsi aux grands événements qui préparaient l’Empire, apportant son grain de sable à l’édifice que construisait Bonaparte.