A Essiing, le second jour, au lever du soleil, l’archiduc Charles dirige les efforts désespérés des masses autrichiennes. Les Français résistent à ces forces, infiniment supérieures en nombre, avec autant de fermeté et d’intrépidité que la veille. Napoléon prend l’offensive et enfonce le centre de la ligne ennemie. Le généralissime autrichien saisit le drapeau du régiment de Zach, et s’élance dans la mêlée pour ramener ses troupes au combat. Castagnette le voit, il se jette sur lui comme un lion, et finit, après avoir lutté seul contre dix, par enlever le drapeau. Que croyez-vous qu’il en fit, mes enfants? Vous auriez, à sa place, crié victoire, et vous l’auriez porté à l’Empereur, fier de renouer ainsi connaissance sur le champ de bataille avec un ancien ami devenu le maître du monde. Notre capitaine, lui, n’agit pas ainsi.
Son oncle (la fameuse tête de bois) combattait à ses côtés. Le pauvre homme n’avait pas eu de chance; malgré son courage, il n’était encore que sergent. Castagnette lui donna son drapeau et lui dit:
«Tenez, mon oncle, vous êtes marié, père de famille, vous avez besoin d’avancement; moi, je suis garçon et je n’ai pas d’ambition; prenez ce drapeau, portez-le à l’Empereur, vous reviendrez avec l’épaulette, et ça flattera joliment ma tante d’avoir un mari officier.»
N’est-ce pas une noble action? et combien d’entre vous auraient agi ainsi?
A Wagram, son cheval l’emporte au milieu des rangs ennemis; il se trouve un moment seul et désarmé au centre des masses autrichiennes. Un coup de sabre lui déchire les entrailles sans lui faire de mal; une balle s’aplatit sur sa joue droite et lui enlève une oreille.
«Ah! brigands, s’écrie Castagnette furieux, vous en voulez à mes oreilles, vous abîmez mon visage d’honneur et déchirez de superbes boyaux de cuir verni, présent de mon ami Desgenettes… Cela ne se passera pas comme cela.»
Il défait une de ses jambes de bois; elle devient dans sa main une arme terrible, et il rentre dans les rangs avec trois prisonniers.
XI
RETRAITE DE MOSCOU
PASSAGE DE LA BÉRÉSINA
KOWNO
21 octobre 1812;
29 novembre 1812
La fatale année 1812 arrivée, nous retrouvons notre héros sur les bords de la Bérésina.
Comme il ne lui restait qu’un bras, la poitrine et la cervelle, il avait fait le commencement de la campagne sans trop souffrir du froid.
Tandis que ses camarades avaient les pieds gelés, il bénissait ses jambes de bois; tandis que des milliers de martyrs mouraient de faim ou de maladie, il bénissait son estomac de cuir. Mais il lui arriva un grand malheur: son cheval fut emporté au gué de Stoudziancka, et il dut continuer sa route à pied.
Alors les forces lui manquèrent; il suivit quelque temps l’armée, mais il se trouva bientôt avec les traînards. Une dizaine de mutilés formèrent une triste arrière-garde: l’avant-garde de la mort.
Ils essayèrent quelque temps de suivre les traces de leurs compagnons plus heureux, mais sans succès; ils tombèrent un à un sur la neige qui allait les recouvrir, et ceux qui continuaient leur route, les voyant de loin devenir la proie des loups, frissonnaient en pensant que c’était là le sort qui les attendait.
Castagnette se trouva seul à son tour dans ce désert glacé, sans force pour suivre son chemin, sans espoir d’être secouru, ne demandant plus à Dieu qu’une mort rapide. Il tomba dans la neige, et bientôt les corbeaux, ces cosaques de l’air, vinrent voleter autour de lui. Il fit tous ses efforts pour se relever; mais le froid l’envahit tout entier et il eut bientôt perdu toute sensibilité.
Des oiseaux de proie vinrent en tournoyant se poser sur lui, comptant faire un bon repas. Quel ne fut pas leur désappointement en trouvant un visage d’argent, des jambes de bois et un estomac de cuir!
Une bande de cosaques, voyant de loin cette nuée de corbeaux s’abattre sur le sol, devina la présence d’un corps à dépouiller.
Ils arrivèrent au galop et entourèrent notre pauvre capitaine, après avoir chassé leurs rivaux ailés à coups de lance.
On lui prit d’abord ses armes; puis, comme il était couché la face contre terre, on le retourna pour s’assurer qu’il n’y avait pas autre chose à lui dérober.
Quelles ne furent pas la surprise et la joie de nos pillards en voyant son visage d’argent enrichi de pierreries!
Chacun voulant avoir un aussi riche butin, une dispute s’ensuivit, des coups s’échangèrent et prirent un tel caractère d’acharnement que, lorsqu’ils cessèrent, il ne restait plus qu’un seul cosaque vivant.
Celui-ci se jeta aussitôt sur sa proie; mais le visage tenait ferme, et il dut, pour s’en emparer, faire de tels efforts, qu’il tordit tant soit peu le cou de notre héros. Je vous assure, mes enfants, que tout autre que Castagnette eût succombé à une pareille épreuve.
Le cosaque remonta alors à cheval et s’éloigna au galop, laissant le malheureux officier, plus mutilé que jamais, enseveli sous les cadavres de ceux qui s’étaient battus pour le dévisager.