J'observe les autres anges alentour. Raoul, Marilyn et Freddy préparent leur grand voyage dans l'autre galaxie. Je leur ai dit que, cette fois non plus, je ne les suivrais pas et je ne participe donc pas à leurs réglages de vol.
Raoul me fait signe d'approcher. Je fais semblant-de ne pas l'avoir remarqué et me dirige vers Mère Teresa. Elle a l'air d'avoir trouvé ses marques. Consciente de ses maladresses passées elle fayote désormais un maximum auprès des anges instructeurs. Elle leur apporte ses œufs comme une élève zélée. Elle n'hésite maintenant plus du tout à conseiller à ses clients de virer les serviteurs kleptomanes ou d'investir dans les industries qui font travailler les enfants du tiers-monde. Elle dit à qui veut l'entendre: «Au moins comme cela ils ont du travail.» Je me demande si Mère Teresa n'est pas passée d'un excès à l'autre. Il faut voir l'état de ses clients. Ils deviennent tous matérialistes, obsédés sexuels et cocaïnomanes de salon.
Je volette. Je parcours les grandes plaines de l'Est pour rejoindre les falaises nord-est. Je retrouve l'entrée que nous avait montrée Edmond Wells. Comment retracer mon chemin dans ce labyrinthe? Je positionne mes paumes vers le haut et mes œufs arrivent. Il me suffit dès lors de repérer d'où ils arrivent, puis de les laisser repartir pour découvrir par où ils passent. Ainsi, peu à peu, en suivant mes œufs, je finis par regagner la grande salle où siègent les quatre sphères des destins.
Le spectacle des quatre ballons où palpite tout l'enjeu du monde m'impressionne toujours.
Je me plaque contre la paroi de la sphère de l'huma nité et je réfléchis. Jacques a peut-être raison. À quoi bon?
Je vois mes trois clients perdus au beau milieu de six milliards d'êtres humains. S'ils savaient que leur ange les a momentanément laissés tomber pour réaliser ses propres ambitions d'explorateur, comment le jugeraient-ils? Je repère aussi les tourmenteurs de mes protégés. Pourquoi embêtent-ils tout le monde, ceux-là? Peuvent pas vivre leur destin en fichant la paix à leurs voisins?…
Edmond Wells est déjà près de moi, un bras compatissant autour de mes épaules.
– Tu ne comprends donc pas? demande-t-il.
– Petters. Dupuis. Piotr. Non, je ne comprends pas pourquoi certains humains se donnent autant de mal pour être méchants…
– Ils ne sont pas méchants. Ils sont ignorants, donc ils ont peur. Les méchants sont des peureux qui frappent de peur d'être frappés. La peur explique tout. D'ailleurs, je t'ai entendu tout à l'heure, tu l'as bien expliqué à Venus: Petters a un sexe de taille réduite, il a peur d'être jugé par les femmes, alors… il les tue.
– Mais Petters, Piotr et Dupuis prennent plaisir à faire souffrir leurs semblables!
Edmond Wells lévite gentiment autour des immenses bulles.
– C'est aussi leur rôle. Ils sont des révélateurs de la lâcheté des autres. Petters aurait dû être exclu de la télé depuis longtemps mais, comme son taux d'au dience est en croissance régulière, il est protégé et maintenu en place à tout prix. Dupuis aurait dû être radié de l'ordre des médecins mais, comme il a des accointances politiques, ses confrères le redoutent. Ils préféreront toujours l'épargner, voire le protéger. Piotr profite de la gangrène générale de la société russe. C'est un petit caïd dans un monde où chacun fait sa loi. Là, c'est l'absence de système qui autorise le mal. Tout cela est très normal par rapport au niveau général de l'humanité. Ce sont des 333, ne l'oublie pas.
Le découragement me gagne. Mon maître me secoue.
– Ne sois pas impatient. Ne sois pas dans le jugement. Et puis… tes propres clients ne sont pas des prix de bonté, eux non plus. Ton Igor a tué. Ta Venus a prié pour que sa rivale soi., défigurée. Quant à Jacques, c'est un adolescent attardé qui se réfugie dans des mondes imaginaires de crainte d'affronter la réalité.
Edmond Wells me toise gravement.
– Tu ne sais pas tout. Autrefois Chris Petters a été chercheur d'or et chasseur d'Indiens. Avec ses deux acolytes, c'est lui qui a passé la corde au cou de Jacques Nemrod. Tu vois, la vie n'est qu'un éternel recommencement. Et, en plus, il continue à arborer des scalps qui ne lui appartiennent pas… et à étrangler.
Je fronce les sourcils.
– Il y a six milliards d'individus sur la planète. Par quelle coïncidence extraordinaire l'agresseur de Venus est-il aussi l'ancien agresseur de Jacques?
– Ce n'est pas vraiment une coïncidence, dit mon instructeur. Les âmes se regroupent par familles à travers les siècles. Les rendez-vous cosmiques se perpétuent jusqu'à leur total aboutissement. Intuitivement, ce Piotr l'a compris, lui.
Edmond Wells m'indique au loin, à travers la paroi, quelques œufs qui flottent autour des miens.
– Martine, la première amie de Jacques, a jadis été sa mère.
– C'est pour cette raison qu'elle a dressé cette barrière affective entre eux?
Edmond Wells acquiesce et poursuit.