– Au début, le pouvoir appartenait aux plus musclés, ceux qui avaient la force de balancer avec le plus de violence leur massue ou leur épée sur leurs congénères vivaient au-dessus des lois. Puis le pouvoir est allé aux «bien-nés», aux nobles. Ils avaient droit de vie ou de mort sur leurs esclaves ou leurs serfs. Puis le pouvoir est allé aux riches et aux politiciens. La justice n'osait rien intenter contre eux quoi qu'ils fassent. À présent, le pouvoir est aux animateurs de télévision. Ils peuvent tuer, voler, tricher, personne n'osera leur dire quoi que ce soit. Car le public les aime. Chris Petters est l'homme qui passe le plus régulièrement à la télévision. Personne n'osera s'attaquer à lui. Et surtout pas moi. Ma femme l'adore trop.
– Si on ne peut plus compter sur la police, nous aurons recours aux journalistes pour ébruiter ce scandale. Il est impensable de laisser un tel fou dangereux en liberté! éclate Richard.
– Faites ce que vous voulez, dit calmement l'inspecteur. Mais je vous garantis à l'avance que si vous réclamez justice, vous vous ferez avoir, car il pourra payer un meilleur avocat que le vôtre. Et de nos jours ce qui importe n'est pas d'avoir raison mais d'avoir un bon avocat.
Le policier philosophe nous fixe comme s'il nous prenait en pitié.
– Pour vous attaquer à un tel bastion, il vous faudrait encore beaucoup plus, beaucoup plus de gloire, avoue-t-il franchement. Et puis quand bien même… vous tenez tellement à risquer vos carrières pour ce petit incident? Moi, à votre place, vous savez ce que je ferais? J'adresserais un petit mot à Chris Petters pour l'informer que vous ne lui gardez pas rancune. Après tout, peut-être qu'ainsi il consentira à vous réin viter dans son émission…
Nous nous confions quand même à quelques journalistes triés sur le volet pour leur audace et leur talent d'investigation. Mais aucun n'accepte de nous suivre. Tous ne rêvent que de travailler à la télévision avec Chris Petters. Certains en appellent à la «solidarité professionnelle». D'autres évoquent le «ridicule» de la situation. Se plaindre d'un viol qui n'a pas eu lieu…
– Mais il va s'en prendre à d'autres filles! Ce type est un malade! Sa place est en prison.
– Oui, tout le monde est au courant, mais ce n'est pas le bon moment pour en parler.
Je suis atterrée. Je comprends que jamais je ne serai en sécurité. Ma beauté, ma richesse, Richard, ma cohorte d'admirateurs, rien ne me protège face à des prédateurs intouchables tels que Chris Petters.
Je ne regarde plus la chaîne d'information américaine en continu et son journal du soir. Piètre vengeance.
Les mots du policier me reviennent en mémoire. «Pour vous attaquer à un tel bastion, il vous faudrait encore beaucoup plus, beaucoup plus de gloire.» Parfait, ce sera mon prochain objectif.
149. IGOR. 22 ANS ET DEMI
J'ai dû me séparer de Stanislas. Il était devenu pyromane. Quand quelqu'un ne lui revenait pas, il commençait par mettre le feu à sa boîte aux lettres puis il incendiait sa voiture. Ça ne lui a pas suffi. Il a lancé un cocktail Molotov contre la représentation de la Tchétchénie à Moscou.
Le psychiatre lui a déconseillé de toucher dorénavant aux allumettes, aux briquets et même aux pierres à feu. Mais il vient juste de récupérer un lance-flammes dans un magasin de surplus militaires et je crains le pire. Pauvre Stanislas… Encore une victime de la paix.
Le poker devient un métier régulier si ce n'est que le casino est mon bureau, le restaurant du casino ma cantine, que je n'ai pas de retraite ni de Sécurité sociale et que les horaires de travail sont décalés. À ma table se présente cette fois un type barbu aux cheveux longs, plutôt mal habillé. À ma vive surprise, lui non plus ne regarde pas ses cartes avant de miser. Aurais-je lancé une mode? Vais-je me retrouver désormais face à d'autres adversaires jouant à ma manière? Le type se retire cependant avant que le pot n'ait atteint des sommets.
– Très honoré d'avoir joué avec vous, monsieur, dit-il.
Il m'adresse ensuite un clin d'œil.
La voix m'est indubitablement familière. Je la connais cette voix. Elle résonne comme si elle appartenait à quelqu'un de ma famille…
– Vassili!
Sous ses poils de menton, je ne pouvais pas le reconnaître au premier coup d'œil. Il est toujours calme, toujours serein. Nous abandonnons la table à d'autres joueurs pour gagner le restaurant. Nous nous installons en tête à tête et, tout en dînant, nous parlons.
Vassili est devenu ingénieur en informatique. Il met au point un logiciel d'intelligence artificielle qui confère un début de conscience aux ordinateurs. Il a longtemps recherché le moyen de donner aux programmes l'envie d'en faire davantage par eux-mêmes. Il a trouvé. Il les motive en leur insufflant la peur de la mort.
– L'ordinateur sait que s'il ne réussit pas la mission fixée par son programmateur, il ira à la casse. Cette crainte l'incite à se surpasser.