Il est arrivé à point. Beaucoup plus puissant que les âmes errantes, cet ange déchu était en train de me déstabiliser avec les souvenirs les plus douloureux de ma dernière existence. Le problème, c'est qu'en nous traversant le corps, les ennemis vaincus nous affaiblissent en nous communiquant leurs peines.
En face, des renforts surgissent. Ils sont plusieurs dizaines à nous cerner.
– Comment faire pour aimer davantage?
– Fermez une seconde les yeux, conseille Freddy qui, en un flash étourdissant, nous envoie les images de ce que l'humanité a accompli de plus beau.
Les peintures rupestres dans les grottes de Lascaux, la grande bibliothèque d'Alexandrie, les jardins suspendus de Sémiramis, le colosse de Rhodes, les fresques de Dendérah, la cité de Cuzco, les villes mayas, l'Ancien Testament, le Nouveau Testament, le principe de la touche de piano, les temples d'Angkor, la cathédrale de Chartres, les
– Je ne comprends pas, Freddy, c'est toi qui me disais que l'humanité était indigne d'être sauvée…
– Humour-paradoxe-changement. Je peux très bien ne placer aucun espoir dans l'humanité et être conscient de toutes ses réussites.
Igor stimule ses troupes. Pour les remotiver, il utilise la même technique que le rabbin alsacien, en l'inversant toutefois. A ses âmes errantes, à ses êtres de l'ombre, il envoie des images de guerres tribales primitives, de brigands de grand chemin s'érigeant des châteaux à force de rapines, les premiers boulets de canon, l'incendie de la grande bibliothèque d'Alexandrie, les cales des navires où s'entassent les Noirs voués à l'esclavage, les mafias, les gouvernements corrompus, les guerres puniques, et Carthage en feu, la Saint-Barthé lemy, les tranchées de Verdun, le génocide arménien, Auschwitz, Treblinka et Maïdanek, les «dealers» dans les cages d'escalier, un attentat terroriste dans le métro parisien, des marées noires où s'engluent des oiseaux morts, des brouillards de pollution sur des villes modernes, des programmes de télévision débiles, la peste, la lèpre, le choléra, le sida et toujours de nouvelles maladies.
Igor les invite à se souvenir de toutes leurs souffrances, de tous leurs malheurs, de tous leurs échecs, afin de mieux nous les jeter à la face au moment de l'assaut. Gorgés de haine et de mépris, impatients, ils se ruent sur nous. Sous la masse des assaillants, nous reculons. Leurs moqueries font mouche. Nos rayons d'amour perdent de leur intensité. Chaque âme errante que nous parvenons à aspirer augmente notre désarroi.
Et la question terrible survient inopinément dans mon esprit: «Mais au fait, qu'est-ce que je fais là?»
Je tente de me concentrer sur Jacques et Venus, mes deux clients survivants, mais déjà je commence à me désintéresser de leur sort. Ils sont nuls, leurs prières sont nulles et leurs ambitions lamentables. Comme le soulignait Edmond: «Ils essaient de réduire leur malheur au lieu de s'efforcer de bâtir leur bonheur.»
Je distribue toujours mes rayons d'amour, mais avec moins de conviction. J'évite de mon mieux les rafales de moqueries et je songe que Venus n'est qu'une insupportable pimbêche et Jacques un parfait autiste. Pourquoi devrais-je me donner du mal pour de telles créatures?
L'armée des ombres se reforme pour un assaut final à vingt contre un. Nous n'avons plus aucune chance de nous en sortir.
– On se rend? demande Marilyn.
– Non, répond Freddy. Il faut en envoyer un maximum au Paradis, tu as senti à quel point ils souffrent?
– Vite, Freddy, une blague! exige Raoul.