– Heu… c'est l'histoire de deux omelettes qui sont en train de frire dans une poêle. Il y en a une qui dit à l'autre: «Dites donc! Vous ne trouvez pas qu'il fait chaud par ici?» Et l'autre se met aussitôt à beugler: «Au secours! Il y a à côté de moi UNE OMELETTE QUI PARLE!»
On se force à rire. C'est suffisant, en tout cas, pour raffermir nos boucliers. Freddy enchaîne:
– C'est un type qui va voir son médecin et qui lui dit: «Docteur, j’ai des trous de mémoire.» «Depuis quand?» demande le praticien. «Depuis quand… quoi?» répond le malade.
Heureusement qu'il a toujours en stock des petites blagues de voyage. On n'a pas du tout le cœur à rire vraiment, mais ces deux petites histoires semblent tellement incongrues en cet instant terrible qu'elles nous redonnent confiance.
En face ça plaisante moins. Igor caracole comme un cavalier de l'Apocalypse, flanqué d'une sorcière et d'un tortionnaire. Il lance à Marilyn une allusion blessante sur son histoire avec Kennedy. Le trait fait mouche. La lumière de Marilyn décline et s'éteint. Ange déchu, elle rejoint les rangs adverses et nous bombarde maintenant de ses rayons verts. Elle connaît nos points faibles et sait frapper où ça fait mal.
Des images de camps de concentration s'abattent sur Freddy. Il cherche à rétorquer avec ses blagues, mais son énergie le fuit. Son épée d'amour se rétrécit et son bouclier d'humour s'amollit. Il tombe lui aussi. Il va retrouver Marilyn.
Je comprends ce qu'ont ressenti les derniers combattants de Fort Alamo encerclés par les Mexicains, ceux de Massada encerclés par les Romains, ceux de Byzance encerclés par les Turcs, ceux de Troie encerclés par les Grecs, Vercingétorix cerné par Jules César à Alésia. Il n'y aura pas de renforts, pas d'ultime cavalerie, pas de dernier recours.
– Il faut tenir, il faut tenir, martèle Raoul d'une voix rauque tandis que vacille la lueur de son bouclier d'humour.
– Tu as encore une blague en munition?
183. JACQUES. 26 ANS
En chutant, les boîtes de petits pois m'ont assommé. Je suis un peu groggy. Cette situation ridicule survient vraiment au pire moment. J'essaie de retrouver mes esprits, mais je dois avoir une grosse bosse. Mon front saigne. L'épicier me traîne dans son arrière-boutique et appelle Police secours.
– Aidez ce pauvre garçon, exige une dame.
– C'est ma faute, reconnaît Nathalie Kim.
Je voudrais lui affirmer que non, mais ma voix s'éteint, je ne peux plus parler.
184. LA CAVALERIE
C'est la fin. Dans ma main droite, l'épée d'amour n'a plus que l'allure d'un couteau suisse émoussé. Dans ma main gauche, le bouclier d'humour ressemble à un napperon troué.
Que Marilyn et Freddy soient tombés parmi les anges déchus me navre. Comme au début de la grande épopée thanatonautique, nous sommes seuls, Raoul et moi. Nous nous plaçons dos à dos face à la horde des âmes errantes.
Igor sourit.
– TOI ET MOI ENSEMBLE CONTRE LES IMBÉCILES! claironne Raoul.
D'entendre notre vieux cri de ralliement me redonne de la vigueur. Mais pour combien de temps? Je m'effondre sous une moquerie de Marilyn. Igor lève haut son sabre de haine pour m'assener le coup fatal qui me fera basculer dans le camp adverse. Je vacille déjà quand, subitement, j'aperçois au loin une petite lueur qui ne cesse de grandir. C'est Edmond Wells qui surgit à la rescousse, accompagné de dix anges en pleine forme, et non des moindres: Jorge Luis Borges, John Lennon, Stefan Zweig, Alfred Hitchcock, Mère Teresa (qui ne sait plus quoi faire pour rester dans le coup), Lewis Carroll, Buster Keaton, Rabelais, Kafka, Ernst Lubitsch.
Ils envoient des boulets d'amour. Ils mitraillent des rafales d'humour. Les âmes errantes reculent en désordre. Leurs moqueries ne me touchent plus. Mes mains retrouvent leur chaleur et, de nouveau, l'amour sort dru de ma paume comme une épée flamboyante. Par-dessus la mêlée, Edmond Wells me rappelle une maxime de son
Il s'immobilise, surpris.
Ça marche. Les âmes errantes battent en retraite. Marilyn Monroe et Freddy Meyer basculent et regagnent nos rangs.
Edmond Wells s'avère un aspirateur chevronné d'âmes errantes. Quelle classe! Un coup il tire, un coup il aspire, un coup il tire, un coup il aspire. Je n'aurais jamais imaginé mon mentor si doué pour la bagarre. L'issue de cet Armageddon est proche. Bientôt il ne reste plus devant nous que quelques fantômes parmi les plus farouches. Igor est toujours à leur tête.
– Tu ne m'auras pas! me lance mon ancien client. J'ai accumulé suffisamment de hargne contre l'humanité pour résister à ton amour, Michael.
– C'est à voir.
Je lui remémore son précédent karma, quand il était Félix Kerboz mon ami, premier des thanatonautes, déjà en butte aux mauvais traitements de sa mère. Tant de malheur à travers le temps ravive sa fureur. Il change de couleur.