A l'affiche, Sibélius, l'hypnotiseur venu de France. Il apparaît en smoking noir gansé de soie sous le feu des projecteurs et, dès le lever de rideau, il vante les pouvoirs de la suggestion. Il se livre à une petite conférence à tournure scientifique d'où il ressort qu'il suffit d'affirmer ce qu'on veut avec force pour que les gens vous croient. Il assure être à même de convaincre n'importe qui dans l'assistance de se transformer en planche. Il réclame un volontaire pour l'expérience. Un jeune homme en jeans se lève sur le côté, faisant claquer son strapontin.
Rapidement, Sibélius vérifie que son cobaye est sensible à ses sollicitations. «Vous êtes raide, vous êtes tout raide», martèle-t-il avant d'assener: «Vous êtes une planche! Rigide comme une planche, vous ne pouvez plus bouger, vous êtes tétanisé, vous êtes une planche, une planche!» Avec l'aide d'une assistante adolescente guère plus âgée que Nathalie, il installe l'hypnotisé entre deux chaises, tête sur l'une, pieds sur l'autre. Il invite ensuite trois spectateurs à grimper sur le ventre du cobaye, lequel en bonne planche ne plie pas.
Ovations.
Nathalie Kim applaudit à tout rompre. Ce tour est pour elle comme une reconnaissance de son propre travail. Somme toute, avec ses maigres moyens, elle se débrouille aussi bien qu'un professionnel.
Sibélius appelle cette fois cinq volontaires à monter sur scène. Dans ses jupes de mousseline indienne et son caraco pervenche, longs cheveux noirs et raides balayant les épaules, Nathalie est la première à se précipiter.
L'hypnotiseur distribue des bananes à ses hôtes et leur propose de les ouvrir et de les goûter. L'un après l'autre, ils avalent.
– Quel goût a ce fruit? demande-t-il.
– Banane, répondent-ils en chœur.
– Très bien. Je vais vous affirmer maintenant qu'il ne s'agit plus d'une banane mais d'un citron. Un citron, un citron, un citron acide!
Nathalie entreprend d'examiner avec insistance la banane qu'elle tient entre ses mains et Sibélius l'interpelle aussitôt.
– Vous portez de jolies lunettes dorées, mademoiselle. Êtes-vous myope ou presbyte?
– Myope, répond la jeune fille.
– Alors, désolé. Ce tour ne fonctionne pas avec les myopes. Retournez à votre place. Un autre volontaire, s'il vous plaît, et sans lunettes de préférence.
Nathalie retourne vers ses frères:
– Il m'a virée car j'ai détecté la supercherie. Il y a un petit trou dans la peau de la banane. Il a dû y injecter du jus de citron avec une seringue.
Sur la scène, tous les volontaires sont en train d'éplucher leur fruit et d'affirmer à tour de rôle avoir effectivement perçu un goût de citron dans le bas de la banane.
Applaudissements. Nathalie Kim se lève et s'exclame:
– C'est un imposteur! dit-elle, furieuse, et, dominant les clameurs, elle dévoile le stratagème.
Il y a un instant de stupeur dans la salle puis on entend des «remboursez, remboursez». Sous les sifflets et les huées, Sibélius s'empresse de disparaître dans les coulisses. Le rideau retombe tandis que les volontaires regagnent leur place, la mine déconfite.
Nathalie, elle, profite du tohu-bohu pour se faufiler dans la loge où l'artiste, assis devant une coiffeuse, se démaquille déjà en prenant garde à ne pas tacher son costume de scène.
– Quel culot de venir ici! Ah, je ne vous dis pas merci, mademoiselle. Vous m'avez gâché tous mes effets. Sortez immédiatement de ma loge, je vous prie.
Nathalie n'est pas impressionnée.
– Vous discréditez l'hypnose, quel dommage! Sans doute n'avez-vous pas suffisamment confiance en elle mais moi je sais qu'elle fonctionne et que la méthode devrait sortir des spectacles de cirque et des scènes de variétés pour entrer dans les universités et les laboratoires.
– Vous avez raison, dit Sibélius, plus calmement, en continuant à se passer une éponge sur le visage. L'hypnose fonctionne, mais pas à tous les coups. Or moi, je ne peux pas prendre le risque de rater une représentation. Je suis donc contraint de prendre mes «précautions».
– Quelles précautions?
– Puisque vous vous intéressez à l'hypnose, vous savez qu'elle ne marche qu'avec 20 % des gens. Sig-mund Freud s'en était avisé quand il utilisait cette méthode avec ses patients. Pour mes spectacles, je suis donc contraint d'avoir recours à des compères qui entraîneront les vrais volontaires.
Nathalie Kim fronce les sourcils.
– Mais alors, vous vous y connaissez pour de bon en hypnose?
– Bien sûr! s'exclame l'artiste. Je l'ai étudiée très sérieusement. Je me suis même livré à des expériences scientifiques.
Lisant la réprobation sur le joli visage de son interlocutrice, il soupire:
– Il faut bien gagner sa vie. J'ai une famille, moi! Ne jugez pas les gens trop vite. Vous verrez comment vous vous débrouillerez, vous, plus tard, pour nourrir les vôtres.
Pour ne rien perdre de la scène, Raoul et moi avons pratiquement le nez collé sur l'œuf. Enchanté, mon ami me confie qu'il tient là l'occasion ou jamais de résoudre l'énigme de la Coréenne.
– Avec l'aide de ce charlatan?