Edmond Wells,
79. FREDDY AVEC NOUS
– Une autre planète! Vous plaisantez!
Cette fois, Freddy Meyer est touché. Certes, notre ami est convaincu que l'humanité court à sa perte, cependant la curiosité l'emporte. Il veut découvrir comment fonctionne ailleurs une «autre humanité». Il veut savoir si l'autodestruction est propre sur toutes les planètes aux espèces intelligentes ou si elle est réservée à la seule espèce humaine terrienne.
Il s'assied et nous convie à prendre place à ses côtés. La position assise n'apporte en fait que peu de confort particulier puisque nous lévitons, mais c'est une habitude humaine que nous nous plaisons à reproduire. En souvenir sans doute de ces longues discussions que nous avions jadis lorsque nous dînions tous ensemble autour de la grande table des Buttes-Chaumont.
– Débusquer cette planète ne sera pas facile, soli loque le rabbin. Notre galaxie, la Voie lactée, comporte à elle seule 200 milliards d'étoiles. Autour de chaque
étoile tournent en moyenne une dizaine de planètes, on a du pain sur la planche, les amis.
Raoul rappelle que, libérés de la matérialité, nous voyageons à des vitesses vertigineuses.
– Oui, mais dans un cosmos d'une taille colossale, cela revient au même que de voyager lentement dans un petit territoire… Tout est relatif, souligne Freddy.
– Et puis, par où commencer? Vers où nous diriger? Dénicher une planète habitée parmi toutes les planètes non habitées, c'est comme rechercher une aiguille dans une botte de foin, déploré-je à mon tour.
Du coup, ma remarque semble réveiller Freddy.
– C'est une question de méthode. Pour retrouver une aiguille dans une botte de foin, il suffît d'y mettre le feu puis de fouiller les cendres avec un aimant.
Son visage brille différemment. S'il n'était ange et aveugle, peut-être reconnaîtrais-je la même flamme qui nous anima jadis lorsque nous partîmes ensemble conquérir les mondes supérieurs.
– Allez… en avant pour repousser les limites de l'inconnu!
Raoul, qui en tremble de plaisir, complète:
– En avant pour la conquête du… pays des Dieux!
2. DES ŒUFS ET DES ÉTOILES
80. VENUS. 17 ANS
Depuis le départ de papa, je vis avec maman et ce n'est vraiment pas facile. Tous ses petits travers me deviennent insupportables au quotidien.
Le soir nous dînons le plus souvent en tête à tête et nous nous disputons. Maman me reproche de ne pas surveiller assez ma ligne. J'avoue qu'après ma période anorexique, j'ai enchaîné sur une période de boulimie. C'est l'absence de papa qui me donne faim. Je mange des tas de gâteaux. Les gâteaux m'aident à supporter la vie, ma mère et l'ambiance de plus en plus insupportable des studios de photo.
Maîtriser son corps c'est bien, se laisser aller c'est encore mieux.
J'ai dix-sept ans et il me semble avoir déjà beaucoup vécu et beaucoup mangé. Dans ma période anorexique, j'étais descendue à trente-cinq kilos. Dans ma phase boulimique, j'en suis déjà à quatre-vingt-deux. Il faut dire que quand je mange, je mange. Pas seulement des gâteaux d'ailleurs, des boîtes de haricots à la tomate que j'avale froids, sans les réchauffer. Du sucre en morceaux. De la mayonnaise que je tète directement au tube comme un biberon. Et puis du pain beurré saupoudré de poudre de cacao. Ça, je peux en manger des tonnes.
Maman ne me parle que pour m'adresser des reproches. Je lui ai pourtant dit que plus elle m'enguirlande, plus ça me donne faim. Effet boomerang, après ma découverte de la maîtrise de mon corps par la gestion de la nourriture, ma carcasse me dégoûte de plus en plus. Je la considère comme une poubelle que je remplis pour me punir.
J'ai tout le temps quelque chose dans la bouche, un chewing-gum, un bonbon, un bout de réglisse et je rumine.
Dès que j'ai pris du poids, les agences de mannequins ont moins insisté pour m'avoir. Il y a même eu des petits malins pour me proposer des photos après/ avant qu'on passerait à l'envers dans des publicités avant/après. On vanterait ainsi les régimes miracles censés m'avoir fait mincir.