– Ce n'est pas vraiment un charlatan, me reprend Razorbak. Il est même un bon médium. Je sens que j'ai prise sur lui.
– Vraiment?
– Oui, oui, je suis branché. Comme avec un chat.
En effet, en bas, Sibélius semble en proie à une migraine. Comme il se prend le front, Nathalie a un mouvement pour s'esquiver.
– Ne partez pas, dit Sibélius. Vous ne me dérangez pas, c'est… quelque chose me dit qu'il faut absolument que je vous hypnotise…
Je saisis l'idée de mon vieux complice. C'est vrai que c'est l'occasion ou jamais d'en apprendre davantage sur Nathalie.
– Vous connaissez l'hypnose? lui demande Sibé-lius.
– Oui, avec mes frères, sans nous vanter, nous avons appris l'hypnose en amateurs, grâce à un livre, et nous avons obtenu d'assez bons résultats.
L'homme l'interrompt:
– Avez-vous déjà opéré une régression?
– Non, qu'est-ce que c'est?
– C'est retourner visiter ses vies antérieures, explique Sibélius.
Nathalie Kim paraît intriguée. Elle a à la fois peur et envie de répondre à l'invite de l'hypnotiseur.
– Est-ce dangereux? demande-t-elle pour gagner du temps.
– Ni plus ni moins que l'hypnose, dit l'artiste en se recoiffant.
– Qu'allez-vous me faire revivre?
– Votre naissance et peut-être votre vie précédente.
Raoul incite la jeune surdouée à accepter. Elle consent comme malgré elle. Sibélius pousse alors le verrou de la loge, débranche le téléphone et ordonne à la jeune fille de fermer les yeux et de se détendre.
L'expérience commence.
Il lui fait visualiser un escalier et lui ordonne d'en descendre dix marches en direction de son inconscient. Comme pour une plongée sous-marine, il procède par paliers. Descente de dix marches: état de relaxation légère. Encore dix marches: relaxation profonde. Dix autres marches: hypnose légère. À quarante marches elle est en hypnose profonde.
– Visualisez votre journée d'hier et racontez-la-moi.
Les paupières closes sur ses yeux de jais, Nathalie évoque une journée banale passée avec ses frères à l'ambassade à étudier dans des livres le bouddhisme tibétain et le chamanisme.
– Visualisez maintenant votre journée il y a une semaine de cela.
Elle enchaîne sur une autre matinée et une autre après-midi sans histoire.
– Racontez-moi maintenant ce qu'il s'est passé il y a exactement un mois.
Elle hésite, mais finit par retrouver le fil. De même pour un an, cinq ans, dix ans. Nathalie cherche, bute un peu et raconte. Sibélius décide alors de lui faire revivre sa naissance.
D'une voix à la fois étonnée et émue, la Coréenne annonce se revoir sortir du ventre de sa mère.
– Très bien. Visualisez votre visage de fœtus et venez y superposer le visage ancien, celui de la personne que vous étiez avant cette existence-ci. Fixez ce visage, revivez ses derniers instants.
Nathalie Kim est secouée de frissons. Sa température s'élève et des tics agitent ses joues. Raoul indique précisément à Sibélius quoi demander. Il le contrôle parfaitement.
J'interroge mon ami:
– On a le droit de faire ça?
– Je ne sais pas. On verra bien. Le corps mince de sa cliente tressaille sous les spasmes. La jeune fille se débat.
– Arrête, Raoul. Tu vois bien qu'elle souffre. Dis à ce Sibélius de cesser cette séance.
– Impossible, une fois qu'on a commencé, il faut aller jusqu'au bout.
Nathalie ouvre grands les yeux, mais son regard ne perçoit plus la pièce. Il est tourné vers le passé.
– Que voyez-vous?
Nathalie paraît en proie à une crise de panique. Elle
respire difficilement, suffoquant presque. Des traînées de sueur marquent le caraco pervenche.
– Arrête, Raoul. Arrête.
– Si près du but? Pas question. Sinon il faudrait tout recommencer.
– Que voyez-vous? Que voyez-vous? martèle l'hypnotiseur.
Nathalie s'agite encore avant de se figer, comme terrifiée par un spectacle terrible. Elle reprend la parole avec une voix différente de celle que nous lui connaissions jusqu'ici:
– Je meurs. Je me noie. J'étouffe. Au secours!
– Tout ira bien, je suis là, l'apaise Sibélius. Remontez davantage dans votre vie précédente et vous sortirez de l'eau.
Elle se rassérène en effet et, posément, raconte comment elle s'est noyée. Elle se baignait, à Bali, quand une vague l'a emportée au loin. Elle n'a pas pu regagner le rivage. Elle a senti l'eau emplir ses poumons. Voilà pourquoi elle éprouvait cette insensée phobie de l'eau et ses crises d'asthme.
D'avoir résolu ainsi un mystère de sa vie présente redonne confiance à Nathalie et la pousse à aller plus loin. Elle raconte la vie quotidienne dans cette île de l'archipel indonésien, avec ses musiques, ses nourritures, ses règles complexes de vie en société, son éducation de danseuse, les difficultés à réunir la somme nécessaire à l'achat de son costume de scène, le dur labeur sur les doigts qu'il importe d'apprendre à courber le plus possible à l'aide d'un jeu de graines.
– On y est! fanfaronne Raoul. En plein cœur de son âme. Personne, sauf elle, n'a accès à ce coffre-fort intime.