Il avait appris à faire des mouvements extraordinaires avec son bras, son seul membre valide. Ses biceps, triceps, les muscles de son avant-bras et surtout de son épaule étaient considérablement développés. Flexion, extension, ils soutenaient, propulsaient, soulevaient. Pour s’aliter, par exemple, ce concentré de fibres, de chair et de tendons savait tirer et orienter le corps mort jusqu’à la position adéquate. À voir chaque soir Doffre se démener de la sorte, Adeline pensait au gymnaste sur son cheval d’arçons. Un architecte de la gravité.
Il était allongé sur le lit, les jambes serrées, sa prothèse posée à ses côtés, sur la table de nuit. Position du soir, position du matin.
— Tu te rappelles la première question que tu m’as posée, quand nous nous sommes rencontrés ? l’interrogea-t-il soudain.
Adeline enfila rapidement son pyjama de velours et se faufila sous la couette.
— Je ne me souviens plus vraiment. Sûrement combien ça payait ! dit-elle dans un sourire.
— Tu m’as demandé si je fumais. Et je t’ai répondu : « Uniquement après avoir couru un cent mètres. »
— Et j’ai éclaté de rire ! J’étais vraiment confuse, je ne savais plus où me mettre. Je me suis dit : « Là, c’est fini. »
Arthur lui caressa la joue, longuement. Dans ces moments- là, elle le sentait radicalement différent du serpent froid, serré dans ses costumes luxueux, qu’il se plaisait à paraître. À ses côtés, elle se sentait bien et, étrangement, en sécurité.
— Arthur...
— Elle était curieuse ta question, tu ne trouves pas ? D’ordinaire, on demande plutôt... Oui, comme tu disais, combien ça paie...
— Je ne suis pas une fille ordinaire... Mais tu l’as peut-être deviné...
— Oui, je l’ai deviné... Mais j’aurais préféré que tu m’en parles de toi-même. Je n’aime pas qu’on me cache des choses...
— Tu veux parler de mon asthme... J’ai simplement eu peur que tu ne me choisisses pas à cause de ça.
Il lui sourit. Sa main tremblante lui effleura les seins.
— Tu as essayé d’ouvrir ma malle, n’est-ce pas ?
Elle se mit à rougir.
— Je... De quoi parles-tu ?
— La malle, là-bas, dans l’angle.
— J’ai... Non ! Pourquoi tu dis ça ?
— Les molettes ont été tournées, j’avais noté la position de chaque chiffre, en arrivant ici. Cette malle sera ouverte le moment venu.
— Quel moment ?
— Il arrivera tout naturellement. Il ne faut pas précipiter les choses.
Il ferma les yeux, le visage serein, presque heureux. Comme après l’amour.
— Je peux te demander un service ? lui demanda-t-il après un long silence.
Adeline se raidit. Ça y est, on y venait. Le sexe...
— Caresse-moi les pieds... Je veux ressentir la chaleur de tes doigts. J’ai besoin de savoir qu’ils vivent encore, même si...
— Chut... murmura Adeline en se glissant sous les draps.
Et elle massa ses orteils durcis, les pressa entre ses paumes moites et douces, se demandant ce qu’il pouvait ressentir dans l’influx de ses jambes mortes.
— As-tu déjà vu un arbre mourir ? lâcha-t-il subitement en la ramenant à lui.
Elle secoua la tête, hypnotisée par les pupilles opaques qui la dévoraient.
— Le premier signe, ce sont les feuilles qui roussissent, se rétractent, puis chutent, à cause des racines, qui s’asphyxient. Dans le même temps, les branches s’assèchent, l’écorce se décroche à certains endroits. Je suis un arbre qui meurt, mon abricot.
Adeline bascula sur le côté, face à lui. D’instinct, ou tout simplement parce qu’elle en avait envie, elle lui posa un baiser sur la joue.
— Tu auras toujours des gens pour te soutenir, murmura-t-elle. Parce que, derrière cette carapace, tu es quelqu’un de bien...
— Alors, poursuivit-il, une pluie se met à tomber, une averse inespérée, glaciale et violente. L’eau dévale des cieux, à n’en plus finir, et elle pénètre le sol, se charge de minéraux, brasse l’azote, le phosphore, la potasse de la terre. L’arbre puise dans ses dernières forces, il se nourrit de cette abondance inopinée. Il a traversé tant d’épreuves dans sa longue existence ! Sécheresses, tempêtes, hivers. L’arbre ne veut pas mourir, il sait qu’il peut encore lutter, pour un dernier combat, un accomplissement suprême.
Adeline sentit son cœur se rétrécir. Doffre, face à elle, ressemblait à un oisillon tombé du nid.
— Quel accomplissement ?
— Voir germer les graines de ses propres semences.
Il avait prononcé cette dernière phrase différemment du reste, d’un ton très rude. Adeline se recroquevilla. Il lui caressa les cheveux, puis il lui poussa doucement la tête en direction de son sexe.
Deux heures du matin. La jeune fille se tournait et se retournait dans le lit, sans trouver le sommeil. Y aurait-il, un jour, un endroit où elle se sentirait en paix ? Effacer une heure, juste une heure de sa mémoire. Cette heure qui s’étirait indéfiniment, qui venait effleurer le présent. Ces soixante minutes, qui avaient peuplé ses nuits de cauchemars, qui avaient détruit sa vie.
Le mensonge.