— Un simple livre, dites-vous ? Une véritable réussite, oui ! Je suis un énorme lecteur de polars, et je dois dire que vous m’avez littéralement bluffé !
— Vous me flattez... Mais ça me fait plaisir. Vous savez, on m’a beaucoup reproché son caractère... glauque... « glauquissime » même, m’a-t-on dit.
Doffre plaqua sa nuque contre l’appuie-tête. Dans la lueur du plafonnier, sa main droite luisait. Prothèse.
— Les lecteurs sont de bien étranges créatures, répliqua-t-il. Ils s’abreuvent de sang, se délectent devant les pires atrocités que leur servent les thrillers à deux sous... tant qu’ils ne se sentent pas concernés. Ils se croient extérieurs à tout cela. Mais vous, vous avez frappé là où ça fait mal, vous les confrontez à ce qu’ils repoussent sans cesse, par tous les moyens. Leur propre mort, cette réalité du corps pourrissant.
David approuva la remarque. Enfin un lecteur qui le comprenait.
— C’était peut-être une erreur, enchaîna-t-il d’une voix qui ne tremblait plus. Je n’ai pas réellement tenu compte du côté détente, évasion du livre. Ces pages qu’on tourne au coin d’un bon feu, après une pénible journée de travail... Je voulais le pire, tout le temps, derrière chaque page. Et du réalisme. Trop de réalisme. Je vais essayer d’y remédier, pour le prochain.
— Y remédier ? Mais il ne faut surtout pas ! En tout cas, vous feriez un malheureux ! Je n’ai plus que ça... les livres...
Il inspira, le regard incliné vers le bas.
— Malheureusement, il faut bien que je tienne compte des critiques, que j’essaie d’aller dans le sens du public... C’est la seule façon d’y arriver.
— Écrire contre votre nature ? Hmm... Je ne sais pas si c’est une bonne solution... On devine tout de suite à votre manière de raconter les histoires que vous êtes habité, hanté devrais-je même dire... Mais je me trompe peut-être...
— Pas vraiment, non. Habité, oui... Je crois que c’est le mot... Des images un peu noires, qui trottent dans ma tête.
— Des morts ? Tous ces hommes, ces femmes, ces enfants que vous videz chaque jour de leur substance ? Ils vous harcèlent ?
— Vous savez, la mort est laide, elle répugne, elle réclame qu’on hurle quand on la croise. Moi, je la contiens, j’en fais abstraction. Mais, en définitive, tout reste enfoui en moi. Alors, la plume, c’est comme...
— Votre paratonnerre. Vous l’utilisez pour déverser sur le papier votre trop-plein de souffrance.
— Exactement. Mon... paratonnerre... Très jolie comparaison. Mais je vous rassure, mon quotidien n’a rien d’épouvantable ! J’ai une femme que j’aime, un enfant en bonne santé, et je ne suis absolument pas attiré par le morbide !
— Ou si peu ! plaisanta son interlocuteur.
David se fendit d’un sourire, tout en caressant tranquillement la petite cicatrice en forme de boomerang, accrochée à son arcade sourcilière droite.
— Désirez-vous boire quelque chose ? lui proposa Doffre.
— C’est que... je suis un peu pressé. J’ai beaucoup de travail. Mais peut-être pourrions-nous nous revoir ?
Doffre s’empara d’un jus d’abricot dans le minibar.
— J’ai un rêve, David. Un rêve qui me suit depuis plus de vingt-cinq ans... Et je crois que vous pouvez enfin le réaliser...
— Je ne vous comprends pas.
— Je veux marcher à nouveau. Il me reste mon bras gauche et, comble de malchance, j’étais droitier. Je veux retrouver l’usage de ce membre disparu, de mes jambes, qui ne me transmettent plus que des sensations fugitives et désagréables quand le kiné me les torture avec ses appareils. Je voudrais courir, sauter, faire l’amour. Et tout l’argent du monde, les voyages, les voitures, les maisons que je possède ne pourront malheureusement jamais exaucer ce souhait. Mais vous, vous avez ce pouvoir...
— Je ne crois pas que...
Le vieil homme se recroquevilla légèrement, l’air nostalgique.
— Je suis comme Tantale. Je voudrais boire l’eau qui m’entoure, mais elle se retire dès que je me penche. Tout ce luxe qui m’environne n’est pour moi qu’imagination et supplice. La lecture, elle, reste ma seule réalité. Je la sens, je la palpe, je la renifle. Les mots glissent sur mon palais, me retournent le cerveau, semblables aux drogues les plus puissantes.
Il marqua une pause, avant de fixer David.
— Écrivez pour moi ! Donnez-moi un rôle dans votre roman, faites-moi revivre au travers de vos métaphores ! Je vous paierai plus que vous ne pourriez le souhaiter pour chaque journée de travail. Je connais du monde. Je pourrai vous épauler, vous aider à percer. Je vous offrirai le moyen de choisir enfin votre vrai métier !
Il posa sa main tiède sur celle de David, ses doigts tremblaient. ... De l’émotion éruptive.
— C’est que... balbutia David. Ouah !
Il secoua la tête, comme s’il venait de recevoir une claque.
— C’est si... inattendu ! Mais... pourquoi moi ? Je veux dire... Pourquoi ne pas vous offrir un nègre ou un écrivain plus réputé ?
De sa main valide, Doffre écarta les pans de son manteau, dévoilant ses jambes d’une extrême maigreur.