— Encore une fois, regardez-moi attentivement. Les trois quarts de ce corps ont passé l’arme à gauche. Je suis cette frontière que vous décrivez si bien dans vos livres. Je suis mort et, en même temps, vivant. Votre roman est venu jusqu’à moi, il ne peut s’agir d’un hasard. Je vous veux, vous, et personne d’autre. Un spécialiste de la mort, un thanatopracteur-écrivain. Vos mots sont le reflet de ma propre histoire. Je sais que vous ferez les choses bien...
David respira le compliment à pleins poumons. Cet homme enfermé dans la prison de sa charpente délabrée, aux traits mornes, malheureux, lui parlait comme le faisaient toutes ces familles endeuillées. « Je sais que vous ferez les choses bien... »
— Je... Que dire ? Je dois en parler à ma femme, d’abord, puis... C’est tellement fou !
Déjà, David sentait l’excitation le gagner, lui qui, chaque jour, ne laissait paraître qu’une face monolithique, lui qui encaissait, qui prenait sur sa personne, sans jamais se relâcher, même avec sa famille, sauf quand... oui, quand il se mettait derrière son ordinateur pour écrire. Le paratonnerre... Après tout, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas tenter ? Essayer, au moins ? Être payé pour écrire... Oui, ça ne lui coûterait rien, absolument rien. Bien au contraire.
— Co... Comment procéderait-on ? Je veux dire, si on concluait un accord... Le thème, les lieux, l’époque... C’est vous qui choisissez, et moi j’écris ? Combien de pages ? Roman policier ? Thriller ? Je ne sais pas si...
Doffre tempéra de la main.
— Pas si vite, pas si vite ! Évidemment, j’ai certaines idées. Mais... prenez ceci. Vous verrez, j’y ai glissé quelques clichés de notre lieu de retraite, ainsi qu’une première indemnisation...
— Notre lieu de retraite ? répéta David en s’emparant de l’enveloppe que lui tendait Doffre.
— On ne forge pas dans une cordonnerie. Disons que je vous offre un décor d’ambiance, celui qui stimulera au mieux votre imagination, selon mes souhaits. Je veux obtenir le meilleur de vous. Pour notre bien, à tous les deux. Par ailleurs, vous le verrez, ce chalet est très agréable. Et la nature environnante, absolument magnifique.
David essayait de garder la tête froide tandis que Doffre continuait :
— De toute façon, ne vous inquiétez pas. Si finalement vous refusez, vous conserverez tout simplement l’argent et n’entendrez plus jamais parler de moi... Mais, de tout cœur, j’espère pouvoir vous séduire.
David voulut ouvrir l’enveloppe, mais Doffre l’en empêcha d’un geste de la main.
— Venez ce soir, vers dix-sept heures, à l’hôtel Saint-Pierre, à Vincennes. Christian, mon chauffeur, vous y remettra mes instructions pour le livre et il vous expliquera la manière dont notre séjour va se dérouler. Si vous êtes partant, je m’occuperai de tout, vous serez mes hôtes. Vous n’aurez pas à vous soucier de la logistique. Vous penserez seulement à prendre quelques vêtements chauds : blousons, pulls, après- ski. Là où nous allons, il peut faire très froid. Nous partirons dans quatre jours, le premier février, pour une durée d’un mois.
— Quoi ? Quatre jours ? Et... Un mois, vous dites ? Ma femme et ma fille m’accompagneraient ? Mais... Quitter la maison un mois complet ? Avec mon job, mes chats ? Non, mais... attendez !
Doffre but une gorgée de jus d’abricot, avant de répliquer :
— Je sais, je sais, c’est très abrupt. Mais... Pourquoi attendre plus longtemps ? Attendre, c’est perdre du temps et de l’argent. Et puis, votre « job » va vite devenir très secondaire, avec ce que je vais vous proposer.
David palpait sa cicatrice plus nerveusement.
— On doit pouvoir s’arranger différemment ! Je pourrais tout aussi bien travailler chez moi !
— Ecoutez David, ne vous inquiétez pas, prenez ce séjour comme des vacances. Est-ce si compliqué ? Je vous veux simplement à mes côtés, afin de pouvoir suivre vos écrits, réagir, bondir chaque jour. Vibrer sous votre plume, dans un endroit tranquille. Vous savez, je vous paierai grassement pour ce petit sacrifice, si tant est que l’on puisse parler de sacrifice. Et, dès notre retour, je ferai ce qu’il faut pour vous. Il suffit que votre roman soit bon, mais ça, je n’en doute pas. Alors, ne manquez pas cette chance.
— Mais... Un livre, ça se prépare ! Il faut de la documentation, un plan, des idées précises ! Départ dans quatre jours ? Je ne pourrai jamais m’organiser !
— Quel que soit votre choix, je le respecterai. Mais essayez d’être raisonnable. Je vous offre une occasion qui ne se refuse pas : l’argent, et donc le temps pour écrire sans contraintes... Allez, je vous laisse partir. Venez ce soir à dix-sept heures.
Alors que David descendait de la voiture, Doffre l’interpella une dernière fois.
— Quant aux idées, je les ai déjà. Je sais que les énigmes scientifiques vous passionnent, alors notre séjour tournera autour du mystère des nombres. Parce que, comme vous le savez, toutes les vérités se cachent au cœur des chiffres...
La voiture démarra lentement, avant de se fondre dans le brouillard.